3.3. Des parcours d’apprentissages

Les travaux sur les compétences plurielles et en contexte du bilinguisme font apparaître celui-ci comme un système dynamique. Considérer l’interlangue comme l’effet d’une création, de constructions et déconstructions en continuum (Corder, 1978 : 76), amène à valoriser les stratégies mises en place au même titre que les compétences, que l’on sait instables. Lüdi & Py (1986 : 128, 129) considèrent que le migrant bilingue vit trois tensions, vers l’établissement d’une compétence bilingue originale, vers l’acquisition de la langue d’accueil, vers une régression de la compétence en langue d’origine. Ces mouvements ne sont ni linéaires, ni réguliers. La langue d’origine, par exemple, pourra faire l’objet d’une réappropriation, sans que les acquis dans la langue d’accueil s’en trouvent amoindris. Selon la situation vécue, le même locuteur pourra ne pas mobiliser la totalité d’une même compétence, sans que l’on puisse alors parler de progrès définitifs ou de régression, mais bien plutôt d’investissement variable, d’adaptation à des situations plus ou moins formelles (Corder, 1978 : 81). Il pourra dans sa production donner la priorité au contenu ou à la forme : De Pietro, Matthey et Py (1989) décrivent les conversations exolingues telles qu’elles sont définies par Porquier (1984), comme des interactions verbales au cours desquelles les langues et les compétences des participants sont éloignées, et mettent en lumière le contrat didactique entre le natif et l’alloglotte ; Bange (1987) souligne la bifocalisation de leurs interactions : les interlocuteurs sont engagés dans deux échanges, dans lesquels ils ont des rôles différents et interactifs. Cambra Giné (2003 : 150) considère le discours selon une tri-focalisation, puisqu’elle y intègre le souci de qualité de la communication avec ses interlocuteurs. L’instabilité est inhérente aux interactions, car les places respectives (au plan linguistique ou socio-culturel) des interlocuteurs sont en permanence renégociées et ré-ajustées (Vasseur, 2000). Ces négociations, échanges imbriqués dans l’interaction, sont particulièrement denses dans le cas de conversation exolingue ; le locuteur bilingue ou allophone pourra également adapter ses énoncés à son interlocuteur, doser son altérité linguistique (qu’il s’agisse de l’accent étranger ou d’erreurs grammaticales ou lexicales), pour « créer les conditions nécessaires à son intégration sociale » et participer de « la construction d’une nouvelle identité socioculturelle » (Py, 1992, 2004 : 103-105), qu’il s’agisse d’exprimer une question d’ordre linguistique pour indirectement solliciter la bienveillance de son interlocuteur (Vasseur, 1991, citée par Py) ou de créer une connivence, une « confiance communicative » : Py cite par exemple une informatrice romande, vivant en Suisse alémanique, qui considérait que son « allemand très peu contrôlé (interlangue vernaculaire) encourageait ses interlocuteurs bernois à lui parler dialecte ». Ainsi la mobilité est-elle considérée sur un plan macro (d’une langue à l’autre), mais également micro, à l’intérieur d’un échange. L’intérêt porté aux conversations exolingues a montré comment elles sont susceptibles de générer des acquisitions : lors de séquences potentiellement acquisitionnelles (SPA), l’apprenant et le natif, selon un contrat didactique implicite, aménagent les conditions de réflexion sur la langue cible, d’exposition aux énoncés les plus proches de la norme linguistique, de reformulations, d’appropriation  (De Pietro, Matthey et Py, 1989, Py, 1990).

Les comportements linguistiques et langagiers ne sont donc plus considérés comme un état (être ou ne pas être bilingue), ni comme la seule résultante d’interactions entre plusieurs facteurs (l’attitude des enseignants et des parents, le contexte d’immigration, la situation de communication), mais comme ce qui est observable sur la durée, du parcours du locuteur – qu’il s’agisse de l’acquisition d’une première langue, d’apprentissages plus ou moins approfondis, d’usages ponctuels ou étendus d’autres langues. Par ailleurs ces comportements linguistiques peuvent être le fait de stratégies de communication autant que d'adéquation à la norme linguistique, et cet « observable » est donné à voir par l’apprenant lui-même.