4. De la langue au locuteur

Les travaux sur le bilinguisme et les apprentissages de langues ont déplacé leur focus d’attention, d’une langue reconstruite pour les besoins de l’observation à la trajectoire de l’apprenant des langues, et aux interactions des différents acteurs. Ceci provoque un élargissement du regard, et l’étude des interactions avec les contextes culturels, sociaux, historiques. Au-delà, c’est l’objet d’étude lui-même, la langue, qui est remis en cause. Calvet à ce propos évoque Saussure qui s’opposait déjà à la métaphore biologique à propos des langues et à l’idée de l’origine d’une langue :

‘Une langue ne peut pas mourir naturellement et de sa belle mort. Elle ne peut mourir que de mort violente. Le seul moyen qu’elle ait de cesser, c’est de se voir supprimée par force, par une cause tout à fait extérieure aux faits du langage. (…) Jamais on n’a signalé sur le globe la naissance d’une langue nouvelle. (…) Chanter ne vient pas du latin cantare, il est le latin cantare. (Conférences à l’Université de Genève, 1891, in Calvet, 2004 : 59). ’

S’opposent donc deux discours : l’un sur l’origine et sur les filiations des langues, discours qui va de pair avec leur découpage en territoires strictement définis, qui tend à éluder les variantes et à supposer que le locuteur puisse entièrement se dépouiller d’une langue pour en vêtir une nouvelle. L’autre, celui de Saussure, qui considère les formes linguistiques dans leur continuité et leur mobilité. Calvet développe ce point de vue de Saussure et, à partir de l’exemple du yiddish et des créoles (2004 : 95), démonte les théories de « pureté de filiation » et de classification et conteste l’existence même des langues comme entités objectives :

‘Chacun a dans la conscience l’idée de parler une langue, qu’il s’agisse de l’italien, du chinois, du bambara, de l’anglais ou de tout autre (…) et est donc persuadé que cette langue existe comme une entité absolue, définitive et indiscutable. Mais aucune démonstration n’est venue prouver l’existence de cette notion un peu éthérée, qui se manifeste par des traces (…) mais que nul ne peut montrer (2004 : 143).’

Les travaux sur les compétences bilingues, en particulier ceux de l’école suisse, remettent également en question la vision des langues comme autant « d'entités irrémédiablement distinctes et séparées» et considèrent les apprentissages

‘plutôt en termes de construction et de développement de « répertoires 23 » faisant intervenir différentes composantes susceptibles d’organiser des configurations variées en fonction des contextes (Castellotti, 2004 : 157). ’

La notion de répertoire est construire en regard du locuteur et non en regard des objets langues, ce que rappelle Anaïd Donabédian (2001 : 15) à propos des compétences plurilingues et des langues de diaspora : « c’est nécessairement l’ensemble du répertoire qui constitue l’identité du locuteur ». Locuteur qui construit son identité et ses compétences, trace les contours de son territoire linguistique, contours en permanente redéfinition. Dans ce contexte, le didacticien est invité à s’éloigner de ses repères habituels etl’enseignant est encouragé à articuler pratiques réflexives et communicatives (Bange, 1992), à solliciter les comparaisons entre langue cible, langue de scolarisation et langues d’origine (Gajo, 2000 : 205), et à activer les connaissances des élèves dans différentes langues.

‘La dichotomie langue maternelle – langue étrangère, sur laquelle repose toujours la didactique des langues, se révèle aujourd’hui trop simpliste face à la diversité des situations d’acquisition – apprentissages qui se situent de plus en plus dans des contacts d’usages différents d’une même langue et dans des contacts entre langues diverses. La reconnaissance du parler bilingue, comme alternance ou mélange de langues, et la plus grande tolérance envers l’interlangue, comme étape dans l’apprentissage d’une langue étrangère, constituent des avancées non négligeables, mais peu répandues (Régine Delamotte-Legrand, 1997 : 92).’

Ce sont ces propositions dont nous étudierons la transposition dans les savoirs à enseigner et dans les savoirs enseignés.

Notes
23.

C’est nous qui soulignons.