1. Le souci de lisibilité

Si le terme « culture » a longtemps désigné les connaissances générales d’un individu, il prend au 19ème siècle un sens nouveau : l’identité collective et le patrimoine d’un groupe et ses observables (artistiques, linguistiques, religieuses, sociales, techniques, etc.) ; ce concept fait l’objet de travaux scientifiques, avec une approche d’abord ethnologique. Tylor en donne une définition en 1871 (cité par Cuche, 2004 : 16) :

Culture ou civilisation, pris dans son sens ethnologique le plus étendue, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société.’

Tylor va rechercher dans l’étude de la culture de peuples primitifs au Mexique des traces de la culture originelle de l’humanité. Cette vision considère la culture comme une entité autonome, qui a des manifestations et des parcours différents selon les peuples. La conception de Tylor est évolutionniste : il ne s’agit pas seulement de décrire une culture, mais de la « localiser sur les rails du progrès » (Wieviorka, 2001 : 20), d’apprécier quelle distance la sépare des cultures supérieures (c’est-à-dire, dans cette vision, des cultures de l’homme blanc occidental). Cette approche sera rejetée au début du vingtième siècle par les tenants d’une perspective relativiste : Boas se donne pour objectif d’étudier de manière précise et détaillée, et comme des entités indépendantes, chacune des cultures qu’il étudie. Durkheim, de la même génération, considère les cultures sous un angle sociologique. La civilisation est pour lui un ensemble de phénomènes sociaux, sur des aires et pour des groupes qui ne peuvent être superposés ni à des territoires nationaux, ni à des époques définies. Mais très rapidement, les principales recherches de l’anthropologie culturelle ne considèrent plus les cultures comme des réalités qui fonctionnent pour elles-mêmes, en dehors des individus, et étudient les liens entre les individus et leur culture, et le maillage que celle-ci fournit aux comportements (Benedict, 1934), ainsi que les différentes transformations et modes de transmission de la culture aux individus (Mead, 1935).

L’anthropologie culturelle a également largement influencé les sociologues américains, en particulier ceux de l’Ecole de Chicago dans les années 1930, qui observent les rapports sociaux à la lumière des données culturelles ; pour rendre compte de la mosaïque culturelle des Etats-Unis, ils étudient la culture de chacun de ses éléments. Il s’agit de décrire les différents groupes d’une société complexe, et l’observation de chaque micro-communauté (villages, quartiers, etc.) nourrit l’image qui se compose ainsi peu à peu de la société globale. Ils n’étudient pas seulement les sous-groupes en termes spatiaux, mais générationnels ou comportementaux : la sous-culture des jeunes, des homosexuels, … Les observations faites par les anthropologues sur les sociétés primitives et celles faites par les sociologues américains sur les sous-groupes de la société américaine sont centrées sur la société globale occidentale qui leur est contemporaine ; leur préoccupation commune est de rechercher les clés pour comprendre les cultures dominantes du monde moderne.

Lévi-Strauss reprend plusieurs éléments importants de l’anthropologie culturelle ; en particulier, l’idée d’un modèle culturel (pattern), d’invariants communs  aux différentes cultures ; celle que l’étude des sociétés primitives peut donner les clés pour mieux comprendre ce modèle, et, de là, les autres sociétés. Il se démarque d’une lecture pointilliste et cherche à construire un système qu’il ne considère pas comme une simple grille de lecture, mais comme des règles universelles de la culture ; les catégories de l’esprit humain seraient identiques quelque soit la latitude et le temps, malgré la diversité des cultures qu’elles produisent :

‘Ce n’est pas une raison parce qu’un ethnologue se cantonne pendant un ou deux ans dans une petite unité sociale, bande ou village et s’efforce de la saisir comme totalité pour croire qu’à d’autres niveaux (…) cette unité ne se dissout pas à des degrés divers dans des ensembles qui restent le plus souvent insoupçonnés. (L’homme nu, Plon, 1971, cité par Benoist, 1983 : 16). ’

L’anthropologie structurale souhaite «remonter aux fondements universels de la Culture, là où s’opère la rupture avec la Nature » (Cuche, 2004 : 45) ; Chomsky souligne combien cette démarche est comparable à celle de la linguistique structurale, bien qu’il émette des doutes à propos de la pertinence et l’utilité de cette transposition :

‘ Lévi-Strauss modèle sciemment ses recherches sur la linguistique structurale (…). Il s’occupe plutôt des structures (…) et il veut examiner les propriétés formelles de ces structures dans leurs propres termes(…) De façon générale, le problème de l’extension de concepts de structure linguistique à d’autres systèmes cognitifs me semble, pour l’instant, dans un état peu prometteur.  (1968, 2001 : 164-166). ’

Confrontés à la découverte de l’autre, Tylor et Lévi-Strauss, pour différentes que soient leurs analyses, ont deux préoccupations communes : celle d’objectiver le regard sur le culturel et celle de fournir une grille qui permette à la fois de lire et de relier les différentes cultures.