2.1. Décrire les interactions et revisiter les catégories

L’école de Chicago a considéré la société américaine comme sub-divisée en sous-groupes et a analysé les interactions entre ces sous-groupes, ainsi que celles qui apparaissaient lorsque la culture d’origine d’un migrant avait un rôle déterminant dans l’intégration à la culture de la société américaine. Les cultures sont observées dans leur impact sur la formation de l’individu, qui, lorsqu’il se déplace vers un nouveau groupe culturel, est porteur de sa culture d’origine. Cette conception d’une société qui prime sur l’individu amène Robert Ezra Park, lorsqu’il décrit la situation d’un homme qui éprouve la tension de la confrontation entre culture d’origine et culture du pays d’accueil, à le décrire comme un « homme marginal » (cité par Cuche, 2004 : 45) qui vit intensément deux cultures distinctes, mais n’est accepté par aucune des deux. Nous avons donc là une prise en compte des interactions entre les cultures, à la fois lors du contact entre deux cultures, dont chacune est représentée à l'autre par un individu, et de manière interne à l'individu qui vit deux cultures ; ces travaux considèrent également le contexte de ces interactions comme un élément déterminant dans le processus d’intégration. Il n’est sans doute pas indifférent que l’école de Chicago, décrivant  les différents éléments de la société américaine, se soit développée à un moment où les Etats-Unis avaient passé le cap des pionniers et des fondateurs, avaient terminé la conquête de l’Ouest, et s’étaient stabilisés en tant que grande nation. D’une certaine manière l’école de Chicago faisait état aux deux sens de ce terme, en rendant compte autant qu’en participant de la construction de l’image de la nation et en renforçant la cohésion sociale.

L’attention portée par l’Ecole de Chicago aux interactions des cultures et à leur contexte a pu préparer la contestation qui sera faite ensuite des subdivisions d’une société en plusieurs groupes cultures : leur vision sera comparée à une classification proche de la démarche taxinomiste des botanistes du Siècle des Lumières, classification qui considère les espèces et les sous-espèces et ne prend pas suffisamment en compte la dynamique de chaque groupe. Gregory Bateson et l’école de Palo-Alto se démarquent de cette conception et considèrent que la culture globale est le résultat et non la source de plusieurs cultures locales, et souligne la dynamique interne de ces cultures et leur interrelation.L’école de Palo Alto compare un groupe culturel à un orchestre dans lequel des individus jouent la même partition ; chaque individu est en capacité de constituer, par les interactions avec d’autres, une partition commune que l’on peut nommer culture ; il peut aussi jouer dans plusieurs orchestres/cultures sur des périodes semblables ou successives. Pour Bateson, « les relations entre les faits observés et les différents contextes dont ils dépendent doivent d’abord être comprises comme des processus » (in Alban Bensa, 2006 : 32).

La lecture des groupes culturels devient d’autant plus nécessaire que le paysage des sociétés occidentales se modifie. L’état nation ne parvient plus à jouer son rôle de ciment, à la fois en raison d’un contexte économique moins favorable : la fin des Trente Glorieuses et les difficultés économiques exacerbent les différences entre les groupes selon une réaction de crispation quasi mécanique : les richesses à partager sont moins importantes ; les problèmes économiques et la peur de l’exclusion nourrissent des revendications identitaires pour justifier ou craindre telle ou telle répartition. Les choix politiques de l’Union européenne amènent à la fois à tenter d’utiliser des désignations communes ou pour le moins compréhensibles par tous, et à prendre en compte l’ensemble des acteurs concernés ; d’où des répercussions sur l’importance donnée aux régions, les langues régionales ou des minorités, la différenciation entre des groupes d’immigration selon leur origine, communautaire ou extra-communautaire). En France, les universitaires qui font des travaux sur le culturel se heurtent à la culture républicaine et universaliste d’un pays qui « résiste à toute reconnaissance des particularismes culturels dans la vie politique, où elle ne veut connaître que des individus-citoyens. » (Wieviorka, 1997 : 35). Plusieurs essaient de conjuguer cet héritage républicain et la diversité culturelle :

‘Entre un héritage des Lumières dont l’universalisme laisse de côté des pans entiers de la population, et un différencialisme débouchant sur le tribalisme ou l’exclusion raciste et xénophobe, il n’y a pas à choisir, mais à se dégager d’une alternative mortelle pour la démocratie. (Wieviorka, 1997 : 7) ’

C’est également ce que font François Laplantine, anthropologue et Alexis Nouss, linguiste, qui renvoient dos à dos les particularismes et l’homogénéisation par une fusion de tous les éléments, et proposent la notion de métissage culturel : la rencontre, la conversation de différentes cultures peut déboucher sur une culture plurielle. La notion de métissage culturel ne hiérarchise pas les différentes cultures et démontre les multiples transformations de chaque groupe au contact d’un autre ; Laplantine et Nouss lorsqu’ils ont défini cette notion ont mis en garde contre un possible malentendu :

‘Le métissage mal compris impliquerait l’existence de deux individus originellement « purs » ou plus généralement d’un état initial – racial, social, culturel, linguistique-, d’un ensemble homogène, qui à un certain moment aurait rencontré un autre ensemble, donnait ainsi naissance à un phénomène « impur » ou « hétérogène » (1997 : 8).’

Malgré ces précautions, l’acception générale du terme « métissage » a provoqué des lectures critiques et a amené à contester ce terme, en ce qu’il induit qu’il existe une ou des « cultures originelles » :

‘La culture, c’est le métissage : on ne saurait trouver tautologie plus tautologique, puisque aucune culture ne peut pas ne pas être, bon gré mal gré, le fruit de divers mélanges tous azimuts. D’où une gêne possible à entendre parler de métissage culturel, dans la mesure où cette expression, qui ne passe pas aux yeux de tous, que je sache, pour un truisme en soi, peut sous entendre son prétendu contraire : la pureté culturelle. Une pureté qu’on serait bien en mal de trouver quelque part dans l’espace ou le temps de l’histoire de l’humanité, si ce n’est sous forme de chimère – mais d’une chimère souvent avide de verser le sang qu’elle taxe d’impur. (Marc Martin, 2004 : 177). ’

Amselle souligne comment certains dispositifs multiculturels, malgré leurs intentions généreuses, ont pu déboucher sur encore plus de découpages et de racialisation. Il encourage à « faire disparaître les frontières et les barrières entre les groupes» (Amselle, 1990, 1999, xiii) et considère qu’il n’y a pas de discontinuité entre les cultures. Selon lui, les désignations n’ont de sens que par et dans l’action conduite par les différents acteurs. Ne pas renvoyer à l’origine, qu’elle soit sociale ou culturelle, et manier toutes les informations avec précaution permettent d’éviter le déterminisme et laissent au sujet la possibilité de tracer lui-même sa trajectoire, à la fois en termes de chemin parcouru et d’énonciation de celui-ci.