2.2. Interagir plus que décrire

Pour les premiers anthropologues, l’objectif premier était de décrire l’autre. Dès la fin du dix-neuvième siècle, Louis Couturat, mathématicien, philosophe et linguiste, définit d’autres priorités : il analyse les limites que pose Kant au principe d’identité et au principe de contradiction dans sa Philosophie des Mathématiques et le rôle qu’il attribue à l’intuition a priori comme processus d’appropriation et de compréhension du réel (Couturat, 1904, in Jacques Demorgon, 2005 : 96). C’est à partir de la critique que Couturat fait de l’analyse kantienne qu’il construira la notion d’intérité, qui désigne les processus d’interaction et dépasse les seules notions d’identité et d’altérité : la connaissance d'un objet est moins déterminée par le constat de ce qu'il est ou n'est pas que par la démarche d’appréhension de cet objet. La description, qui suppose l’objet d’études comme extérieur à soi, devient subordonnée à la capacité à entrer en relation, et la compréhension d’une culture dépend moins de la capacité à en définir les contours que de la compétence à établir des interactions.

L’analyse de Couturat anticipe les critiques qui seront faites des travaux de l’Ecole de Chicago et de Lévy-Strauss ; décrire et catégoriser sont des outils éclairants, des étapes nécessaires même s’il est ensuite indispensable d’aller plus loin. Et ce qu’il écrit (1896 : 559) sur les chemins de la connaissance est d’une extraordinaire et vivace actualité, si nous le confrontons aux travaux contemporains sur le continuum des langues et des cultures :

‘C’est l’entendement qui, ayant besoin de déterminations finies auxquelles puissent s’appliquer ses catégories, pratique dans la nature des coupures violentes et des classifications artificielles, et fausse ainsi la réalité pour la soumettre au concept et au nombre. Ce travail d’analyse est d’ailleurs nécessaire pour débrouiller le chaos des données sensibles et préparer la connaissance scientifique : mais il ne la constitue pas. Les classifications de l’Histoire naturelle, par exemple, permettent de nommer et de cataloguer les êtres vivants, de les étiqueter avec des fiches et de les ranger dans les vitrines des musées, afin de les retrouver plus facilement. Mais cette connaissance empirique, superficielle et presque verbale n’est que le préliminaire indispensable de la science véritable, pour laquelle il n’y a ni genres ni espèces. (…) Ainsi la raison scientifique détruit en un sens le travail de l’entendement, et rétablit la continuité des phénomènes de la nature : elle rejoint en quelque sorte la réalité sensible par dessus l’entendement, qui la simplifie et la désagrège. L’infinie complexité de la nature, provisoirement dissoute par l’entendement, est restaurée par la raison. ’

En écho à Couturat, et plus d’un siècle plus tard, Alban Bensa fait le constat que les expériences humaines

‘ne peuvent être réduites à une combinatoire de formes dont les règles seraient posées en dehors des situations observées (…). Une telle perspective rend caduque toute tentative d’instaurer une primauté ou une antériorité des formes sur les contenus. (2006 : 70).’

La mise en perspective opérée grâce à l’apport d’autres sciences sociales, en particulier l’histoire, l’anthropologie et la sociologie, permet d’ouvrir les catégories rigides qui ont pu naître du structuralisme. L’histoire joue au moins trois rôles, celui de considérer la réalité culturelle observée dans sa dynamique, celui d’analyser les biais de certains travaux sur le culturel et celui d’analyser aussi bien, lors de contacts culturels, l’interaction que chacun des deux groupes en présence. Alban Bensa (2006 : 8-12) considère que les « mises en ordre » du structuralisme risquent de « confirmer l’idée d’une réalité sociale fondamentalement statique » : considérer les règles sociales observées comme des « formes typiques d’un univers social » et en déduire « une culture aux contours bien délimités » s’est fait « au prix d’une mise entre parenthèses de l’histoire ». Or, écrit-il,

‘Aucune perspective décontextualisante n’est en mesure de rendre compte de cette tension entre le présent, le passé et l’avenir qui fait de la vie sociale une histoire.
Sans nier l’importance des apports du structuralisme, Alban Bensa lui oppose le projet d’une « anthropologie critique et historique » (2006 : 8) ou d’une « anthropologie pragmatique de l’action » (2006 : 17), qui prend en compte les réalités historiques dans leur mobilité. Pour cela, l’anthropologie pourra lire le culturel avec les outils de la micro-histoire, et dans son inscription dans les rapports sociaux. ’

Amselle (1996) interpelle le contexte historique mondial et analyse le multiculturalisme français en mettant en regard les politiques des institutions aujourd’hui, les politiques indigénistes en Afrique sub-saharienne et au Maghreb pendant la colonisation et  l’opposition récurrente de deux « races » (les Francs et les Gallo-Romains) dans l’historiographie française.

Michel Wieviorka (1997) considère que la perte du prestige de la France, pays qui depuis quelques décennies « se sent menacé pour sa place culturelle dans le monde », est l’un des facteurs qui ont contribué au « malaise français » et à la difficulté de la société française à accepter sa propre diversité culturelle. Analyse proche de celle de l’historien Benjamin Stora (1999), qui voit dans la blessure narcissique provoquée par la perte de l’empire l’une des multiples raisons aux difficultés qu’a la France à reconnaître et à ne pas discriminer les citoyens descendants de peuples colonisés.

Les recherches culturelles sur les populations migrantes, que nous développerons plus avant dans le chapitre suivant, intègrent dans leur analyse les analyses économiques et sociologiques, y compris les conditions d’accueil des immigrants. Les identités culturelles sont analysées à travers le double prisme de l’anthropologie et de la sociologie de l’action, courant fondé par Touraine : ainsi la fin de la lutte des classes est-elle repérée comme l’un des facteurs qui amènent les individus à se construire une identité en s’affiliant à des groupes communautaires culturels et/ou religieux (Amselle, 1996 ; Wieviorka, 1997).