3. Parcours réflexifs et trajectoires culturelles

Si nous dépeignons à grands traits les recherches sur les pratiques culturelles, nous pouvons écrire qu’à l’instar des travaux sur les pratiques langagières, elles sont passées de la catégorisation à l’appréciation du contexte et des interactions puis à la prise en compte des dynamiques internes et des pluralités. Il nous faut cependant immédiatement nuancer cette description : nous avons vu que le trajet n’est pas linéaire et que Couturat, pour ne citer que lui, faisait déjà à la fin du dix-neuvième siècle des propositions proches de ce que nous considérons comme la troisième étape. Si cette approche est aujourd’hui plus visible, c’est probablement pour plusieurs facteurs : une plus large diffusion, l’interaction avec d’autres disciplines, la reprise dans des ouvrages à l’intention des enseignants.

La prise en compte des pluralités n’est pas seulement celle des sujets observés, mais aussi celle des approches. Ainsi Jacques Demorgon (2005 : 399) nous invite-t-il à ne plus considérer les antagonismes ni comme ayant un effet opposé (c’est le cas lorsque des idées sont considérées comme incompatibles, dans une approche binaire), ni comme ayant un effet neutralisant (lorsque l’on suppose que des points de vue s’annulent l’un l’autre), mais de manière complémentaire et dynamique. Ceci l’amène à considérer comme « indispensable à la régulation des problématiques de la didactique des langues et cultures » la triple prise en compte du multiculturel, de l’interculturel et du transculturel, trois perspectives qu’il convient d’articuler et de « faire jouer ensemble » (2005 : 399). Ceci l’encourage également à n’exclure aucune des trois points de vue suivants : particulariser, généraliser, singulariser, chacun étant nécessaire, et à juger également pertinents et complémentaires les niveaux micro-, macro- et mésosociologique d’analyse. Un même geste culturel pourra être analysé en le situant dans le paysage européen (et témoignant du caractère multiculturel de ce dernier), de manière contrastive et dans ses interactions avec une autre culture (dans une perspective interculturelle), et en observant ses transformations dans l’espace et/ou le temps (en considérant le transculturel). Nous pourrons considérer en quoi ce geste est particulier à un certain groupe, ce qui amène à compléter le tableau des caractéristiques générales de ce groupe. Mais nous pourrons aussi montrer comment un individu, faisant partie de ce groupe, a transformé ce geste culturel de manière singulière. Nous serons alors dans la microsociologie ou la microhistoire que nous évoquerons plus loin. Ces éléments de micro-observation nourriront l’étude mésosociologique de la société dans laquelle se pratique ce geste culturel, mais nous pourrons aussi nous inspirer pour leur compréhension de l’analyse macro-sociologique sur les grands secteurs d’activité humaine. Dans une telle approche, les points de vue ne s’excluent pas mais se nourrissent les uns des autres.

Les recherches sur la culture ont pu donner la priorité au collectif ou à l’individu : au collectif, pour le sociologue Durkheim, qui considère l’individu comme déterminé par la société ou pour l’anthropologie structuraliste ; à l’individu pour Bateson et l’anthropologie culturelle américaine, qui favorise une analyse à la fois interactionniste et systémique. Les travaux récents valident à la fois la pertinence de la subjectivité et la part d’autonomie du sujet, lors de circonstances particulières de sa vie (migration, voyage, changement socioprofessionnel). Chaque individu est considéré dans ses cultures plurielles et à la croisée de plusieurs cultures ; sa parole est réhabilitée, fusse au prix du confort de la démarche objectiviste. Celle-ci, écrit Alban Bensa,

‘confère à la science et aux chercheurs une grande part de leur autorité mais gomme les significations qu’attribue aux situations l’acteur lui-même, qui se voit en quelque sorte expulsé de son Dasein, écarté de sa capacité à dire sa vérité (2006 : 90)’

Nous pouvons distinguer deux perspectives complémentaires ; l’une considère le point de vue d’un individu, au cours de sa trajectoire, et la manière dont il se positionne vis-à-vis de différents groupes culturels. L’autre prend le parti de ne pas systématiquement attribuer une appartenance à un individu.

La première approche considère que l’individu fait partie d’un groupe, peut construire un parcours particulier à partir d’éléments de son groupe et de ceux d’un ou d’autres groupes. Hoggart, déjà, souligne la qualité d’information et d’analyse que la subjectivité peut offrir : dans La culture du pauvre, il revendique à la fois son expertise de la culture d’un groupe social, dont il a « par expérience une connaissance directe », le caractère subjectif et pleinement assumé de sa vision, et le fait que sa propre trajectoire modifie son analyse (1970 : 42-43). Les comportements culturels, comme les productions langagières, sont en interaction avec le contexte, ils peuvent varier et ne constituent pas à eux seuls le profil d’une personne. Noëlle Sorin, dans son analyse d’œuvres littéraires sur des parcours migratoires, au Québec, observe les rencontres entre plusieurs cultures, et en conclut que « l’individu n’est jamais de tous les héritages à la fois, mais successivement de l’un ou de l’autre, et pour une très grande part selon les circonstances » (2006 : 46).

La seconde approche considère que les critères d’observation du chercheur les plus pertinents ne sont pas nécessairement ceux qui donnent la priorité à l’appartenance à une catégorie. D’où des analyses qui prennent le parti de ne pas ignorer les individus qui assument leur parcours culturel et leur construction délibérée d’une culture individuelle, à partir de leurs différentes appartenances, celles-ci étant plus ou moins conscientes. Alban Bensa (2006 : 13) considère que dans les travaux structuralistes « le déni de l’acteur ramène les rapports sociaux à de purs effets de structure » ; l’observation d’un acteur ne peut se faire sans la prise en compte de « son équation personnelle et de ses propres héritages ». Sa référence à la micro-histoire l’amène à reprendre la définition que donne Ginzburg de la culture, qui

‘Comme la langue, offre à l’individu un horizon de possibilités latentes – une cage flexible et invisible dans laquelle exercer sa propre liberté conditionnelle (cité par Alban Bensa, 2006 : 33)’

Alban Bensa, dans ses travaux d’anthropologie sur les Kanaks et tout particulièrement sur ceux qui sont immigrés dans un territoire nouveau, étudie les stratégies des acteurs, l’articulation entre le contexte dans lequel ils évoluent et leurs « pratiques conscientes » (2006 : 71), leur marge de manœuvres dans « un espace d’acceptabilité » (Jean-Louis Siran, cité par Alban Bensa, 2006 : 39). Michel Wieviorka pour la sociologie évoque ces « personnalités qui peuvent devenir des hybrides collectifs, refusant de se laisser réduire à l’image d’un métissage et plaidant à leur tour pour la reconnaissance des identités inédites 24 qu’ils constituent » (1997 : 27).

Sa lecture de l’identité comme « inédite » amène nécessairement à un traitement inédit, puisqu’il devient impossible d’adopter une grille de lecture entièrement pré-définie, et à une implication de l’individu concerné, car lui seul est en mesure de re-tracer son propre parcours.

Accepter l’idée que le sujet puisse se mouvoir et choisir son parcours conduit également à ne plus entièrement se fonder sur les grilles de lecture que constituent la « grammaire » des mythes ou la loi du nombre. Ce qui amène Bensa avec les outils de l’anthropologie et Bernard Lahire avec ceux de la sociologie à considérer que « la prégnance des signes ne constitue pas une voûte lisse et homogène qui chapeauterait indifféremment tous les individus » (Bensa, 2006 : 79), pas plus que l’idée de « la cohérence générale des comportements individuels » (Bernard Lahire, 2006 : 9) ne suffit pour analyser les socialisations individuelles : les résultats statistiques ne sont pas les garants des appartenances et des parcours individuels. Les déterminants sociaux ne sont pas niés si l’on considère les groupes dans leur ensemble, mais ils ne peuvent constituer des indicateurs et ne peuvent permettre de prévoir la trajectoire d’un individu, en particulier lorsque celui-ci est en situation de mobilité sociale (Bernard Lahire, 2006 : 22). Bernard Lahire considère l’acteur à la fois comme mobile et pluriel : il remet en cause « l’identité personnelle invariable » (2001 : 33), et oppose à la théorie de l’habitus l’observation de la pluralité des contextes sociaux et des répertoires d’habitudes : pour cela, il ne se limite pas à observer les grands champs (Bourdieu) ni le positionnement stable d’individus dans les grands espaces sociaux mais aussi les « acteurs hors champ », rejoignant ainsi l’approche de la micro-histoire et de la micro-anthropologie : il constate qu’en sociologie il y a

‘Beaucoup d’énergie scientifique consacrée à éclairer les grandes scènes du pouvoir, mais peu pour comprendre ceux qui montent les scènes, mettent en place les décors (…) peu d’intérêt aussi pour la compréhension de la vie hors scène ou hors champ des producteurs du champ (2001 : 56-57).’

Ces micro-observations l’éloignent des conclusions déterministes, puisque deviennent observables à la fois la pluralité de différents lieux de socialisation et les parcours des individus. Chacun vit simultanément et successivement dans plusieurs contextes sociaux différents les uns des autres, et eux-mêmes en mobilité (2001 : 54). Il serait donc bien imprudent d’assigner un individu à une seule culture.

Notes
24.

C’est nous qui soulignons.