4. Vers une didactique de l’interculturel

La didactique de la culture a longtemps été celle du savoir culturel transmis dans le cadre de l’enseignement d’une langue. Dans les années 1970, une nouvelle didactique du culturel et de l’interculturel apparaît, associée cette fois à l’adaptation de la pratique enseignante à une partie des élèves. Un grand nombre d’études sur le culturel dans le cadre de l’éducation sont publiées, analysent les démarches existantes et en proposent de nouvelles, inspirées des recherches de l’anthropologie, la sociologie, l’ethnologie et la psychosociologie. Martine Abdallah-Pretceille lorsqu’elle recense les travaux sur l’interculturel dans le champ de la pédagogie considère que les premiers travaux (2004 : 10), en 1977, ont été impulsés par les orientations ministérielles :

‘La circulaire du Ministère de l’Education nationale qui promeut les enseignements de la langue nationale date du 9 avril 1975 et nous estimons empiriquement à deux années le temps de latence entre une circulaire et les premières répercussions écrites.’

C’est la période où les travaux sur l’immigration voit apparaître le terme « culture des immigrés » : la culture des immigrés n’est ni la culture globale du pays d’origine, ni celle du pays d’accueil, et elle varie non seulement selon la communauté, mais aussi selon le parcours migratoire.Le contexte français de l’intérêt pour ces cultures est triple : c’est celui des recherches en linguistique sur l’impact positif de la langue 1 pour apprendre une seconde langue ; dans le contexte de la fin des Trente Glorieuses, c’est la période de l’encouragement par les décideurs politiques au « retour au pays » par les travailleurs immigrés, mais aussi celle de la prise de conscience que les pays de ces travailleurs immigrés ne sont pas ceux de leurs enfants. La rencontre de ces trois éléments donnera naissance en 1973 aux Enseignements des Langues et Cultures d’Origine (ELCO), que nous avons évoqués plus haut. Ce dispositif a souvent contribué à désigner l’élève qui en bénéficiait comme différent des autres plus qu’il ne l’a inclus dans le groupe classe ou valorisé sa langue et sa culture familiales. Par ailleurs, le terme « d’origine » ignore que l’origine en question concernait moins les enfants que leurs parents, que la culture d’un individu ou d’une communauté se transforme, au cours de la migration et au contact du pays d’accueil et n’est pas celle du pays d’origine. Autant d’éléments qui font de cet enseignement un dispositif en faveur du retour au pays des immigrés non communautaires plus qu’une mesure en faveur de la diversité culturelle. Les années 1970 ont également vu apparaître différentes démarches pédagogiques d’accueil des cultures familiales dans les écoles. Mais la culture présentée par les enseignants et les parents d’élèves est alors plus souvent stéréotypée que dynamique, et l’objectif principal de ces activités de monstration de la culture immigrée est moins un partage des ressources culturelles pour l’ouverture de tous les élèves qu’une étape d’acculturation pour les enfants de parents immigrés. Parallèlement, l’enseignement des langues étrangères n’existe que très sporadiquement à l’école primaire, et les autres cultures ne sont abordées que de manière ponctuelle, à travers des projets d’échanges avec d’autres classes (à l’étranger ou non). Les excès philanthropiques des années 1970, qui désignaient comme exotique l’élève migrant ou l’élève français dont l’une des caractéristiques pouvaient le désigner comme différent, amènent chercheurs et enseignants à se défier de ce qui a été nommé « la pédagogie couscous » et à moins solliciter l’intervention des parents dans la classe. Ceci tient aussi à un nouveau contexte socioculturel : d’une part, les jeunes parents qui ont aujourd’hui une culture familiale maghrébine font souvent partie d’une classe moyenne dans le secteur tertiaire, les mères ont une activité professionnelle et ne sont guère plus susceptibles d’apporter de grands plateaux de gâteaux que les autres mères d’élèves. D’autre part, les conditions actuelles de l’immigration, pour des populations venues d’Afrique subsaharienne, des Balkans, de l’est de l’Union européenne, ne favorisent pas la visibilité de groupes culturels de la même manière que dans les années 1960, 1970, période durant laquelle de nombreuses associations à la fois maintenaient le lien avec la culture du pays d’origine et permettaient le dialogue avec la société d’accueil (association de travailleurs algériens, polonais, portugais, etc.) ; les familles de migrants récents ne bénéficient pas toujours de ces maillages associatifs, ce qui ne contribue pas à la construction par les enseignants d’une première image de la culture des pays d’où viennent leurs élèves.

Les travaux sur la pédagogie de l’interculturel soulignent le caractère dynamique et pluriel des cultures (Martine Abdallah-Pretceille, 2004), et mettent en garde contre les tentatives de description et de classification qui tendent à simplifier, dans un premier temps, et à confondre l’outil de lecture avec le sujet observé, dans un second temps, et à attendre des comportements types au lieu d’aller à la rencontre du sujet. Dès 1997, Denise Lussier (1997, 231-246) fait le double constat d’un grand nombre d’approches possibles, qui convoquent des travaux dans le champ de la sociologie, de l’ethnologie et de l’anthropologie. Les auteurs ont le souci de ne pas privilégier une approche, et en particulier lorsqu’ils abordent la formation des enseignants, considèrent qu’il faut « éviter que soit privilégié un discours présumant qu’il n’y a qu’une seule réponse possible à un problème » (Audet, 2006 : 34). En commun, les différentes démarches mettent en garde contre le stéréotype et la passivité, encouragent à appréhender la « réalité fragmentée, multiple, plurielle » de la culture de l’autre (Lussier, 1997, 233). Michaël Byram (1992) insiste sur le caractère actif de la découverte culturelle. Le savoir-faire culturel et le contact direct sont préférés au savoir culturel (Abdallah-Pretceille, 2004, Lussier, 1997) et aux multiples visions intermédiaires. Les démarches traquent le stéréotype et l’implicite lorsqu’ils font écran à la réalité, le fait culturel est situé dans sa relativité. A l’instar de ce que Bernard Lahire constate pour les individus, qui sont membres de groupes sociaux mais ne peuvent être réduits à cette appartenance, la pédagogie interculturelle met en garde contre la tentation de confondre connaissance et compréhension et contre celle de « dresser le profil ethnique de l’apprenant »

‘Vouloir mettre l’accent sur des caractéristiques culturelles oblitèrent l’infinité des potentialités dont l’individu est la source, ce qui, à la limite, est contraire à l’optique éducative qui est la libération et l’expression la plus complète et la plus large possible des potentialités individuelles. (Abdallah-Pretceille, 2004 : 151)’

Nous pouvons considérer deux grandes catégories d’études : celles qui ont des approches multiples, mais ciblent le plus souvent un seul public ou un seul objectif, et celles qui articulent les différentes disciplines et situations de la vie de classe. Dans une classe de l’école primaire aujourd’hui en France, la pédagogie interculturelle peut être à l’œuvre pour permettre aux enseignants de s’adresser aux différents profils des élèves, de présenter une culture cible et de développer les compétences culturelles de tous. Elle a des objectifs pluriels, tout en étant moyen d’enseignement, et correspond à la définition que Louise Dabène a donné de l’interculturalisme :

‘L’interculturalisme se définit donc, essentiellement, comme une perspective générale s’adressant à l’ensemble du public scolaire et visant, par des activités largement ouvertes sur l’extérieur, et des informations sur la diversité des cultures, à transformer celles-ci en source d’enrichissement pour chacun (1994 : 141) ’

Les auteurs de la première catégorie soulignent que la pédagogie interculturelle ne s’adresse pas à un public particulier (Abdallah-Pretceille, 2004 : 149), et que l’éducation à l’altérité développée grâce à l’enseignement des langues étrangères concerne tous les élèves, y compris les « enfants d’immigrés arrivés relativement récemment » (Byram, 1992 : 45). Leurs propositions ne font pas un lien systématique entre les problématiques abordées et les publics d’apprenants. Certains s’attachent à traiter de la communication interculturelle dans la classe ou lors d’échanges scolaires, etc. : Audet (2004), Breugnot (2004). Certains font des propositions liées à l’enseignement d’une langue étrangère dans un environnement linguistique différent : Byram (1992), Zarate (1986). D’autres encore se concentrent sur l’accueil d’enfants de cultures différentes. Michaël Byram (1992 : 81-83) conseille de garder à l’esprit la population hétérogène d’apprenants dans l’enseignement des langues. Mais lorsqu’il donne l’exemple de la comparaison des valeurs associées à la résidence secondaire en Angleterre et en France, son objectif reste celui de faire apparaître « la caractéristique commune » aux membres de la culture cible, celle de la langue française. L’observation de la diversité des membres de la culture cible sert à avoir une meilleure grille de lecture, mais l’apprenant n’est pas invité à mettre ses différents outils à la disposition du groupe classe pour mieux comprendre la culture cible. Ainsi Michaël Byram rappelle-t-il que « les élèves qui entrent dans la classe de langue ne portent pas, en fait, de bagage culturel qu’ils pourraient poser et laisser à la porte », tout en supposant homogène cette culture : « les élèves sont les incarnations de la culture qu’ils partagent avec d’autres. » (1992 : 148) ; la pluralité des cultures des apprenants est évacuée. Geneviève Zarate 1986 : 27) rappelle que « les connaissances acquises dans la culture maternelle interfèrent directement dans la saisie de la culture étrangère », ce qui peut amener à croire que tous les apprenants d’une classe de langue partagent la même et homogène culture maternelle. Elle souligne à quel point « l’individu moyen est une fiction pédagogique » (1986 : 82) et montre les risques de l’ethnocentrisme, mais suppose ce dernier comme étant également partagé par les élèves d’une classe de langue. Or, l’élève moyen est tout aussi fictif ; ni les filtres ni les perceptions rapides et appropriées ne seront les mêmes, en classe d’allemand, pour Özgür, enfant turcophone qui a plusieurs fois rendu visite à son oncle à Berlin, pour Thomas qui va souvent en Suisse allemande ou pour Nacim qui n’a encore jamais voyagé en dehors du Rhône. Il est paradoxal que des démarches qui préconisent l’ouverture aux différentes cultures présentes dans l’école n’ouvrent pas systématiquement la possibilité que ces dernières soient des outils mutualisables dans la classe pour découvrir une nouvelle culture. Se servir de toutes les clés du trousseau culturel de la classe est pourtant une démarche à la fois utile pour entrer dans un univers culturel différent, pour inclure tous les apprenants, et pour que tous comprennent mieux la pluralité de leur propre culture.

Nous avons recherché des propositions qui se situent dans la seconde catégorie et qui incluent au moins deux des trois paramètres suivants : la rencontre des cultures dans l’école, l’accueil des cultures immigrées, l’ouverture vers d’autres cultures. Agnesa Fanovà (2004 : 65-76) constate les étudiants slovaques futurs enseignants de français connaissent peu l’histoire de leur propre pays et consacre une partie des cours de français à la culture slovaque, pour apprendre à ces étudiants « à se situer dans une perspective interculturelle, à mieux se connaître eux-mêmes pour mieux comprendre et enseigner par la suite la culture de l’autre ». La décentration proposée vise à la fois l’expression de la pluralité des apprenants et la découverte de la diversité de la culture cible. Karine Van Thienen analyse un projet de découverte de la culture italienne par un groupe d’enseignants de treize pays européens (2004 : 93-108), dans une démarche d’apprentissage coopératif : elle ne mentionne pas si les cultures différentes des enseignants concernés ont pesé d’une manière ou d’une autre dans la rédaction du questionnaire conçu par le groupe, mais nous pouvons voir là le terreau d’une démarche qui utilise le pluriculturel d’ici vers le pluriculturel d’un peu plus loin. Le recours au répertoire pluriculturel des apprenants est articulé à l’exploration d’un univers pluriculturel inconnu. Plusieurs points sont communs à ces études : la démarche de co-construction du savoir culturel par les apprenants est privilégiée ; les acquis culturels antérieurs ne sont pas vus forcément comme des filtres, mais aussi comme des atouts pour une perception plus fine et plus exacte ; les échanges de la rencontre interculturelle ne sont pas considérés comme a priori problématiques et ne se situent pas dans une «vision du monde de soi-même vs autrui » (Violaine de Nuchèze, 2004 : 5). La priorité est moins la construction de comportements appropriés à des circonstances données qu’à des transformations de soi à la fois plus fines et plus en profondeur, qu’aborde Violaine de Nuchèze (2004 : 6) : « l’ajustement » (de soi à l’autre, et en regard de la situation et des objectifs de chacun) et le « métissage » (l’appropriation de conduites interactionnelles d’autrui et la modification de son propre répertoire culturel). Il ne s’agit donc pas de la construction de gestes extérieurs à soi, mais d’expériences qui nourrissent la construction personnelle. De quoi amplifier la difficulté à évaluer les compétences acquises, déjà repérée comme particulièrement difficile par Denise Lussier (1997, 231-246). Les grilles et les descripteurs tendent à aplatir les compétences développées, à ne pas les rendre dans leur complexité, ou à évacuer tout ce qui semble difficile à évaluer (Lussier, ibid). A l’opposé, il n’est pas réaliste d’attendre des enseignants qu’ils puissent à la fois mener leurs tâches d’enseignement et conduire le même type d’analyses fines que font les chercheurs à partir de transcriptions d’entretiens et de débats. A mi-chemin de ces modes d’évaluation, il reste à créer des outils utilisables par l’enseignant pour repérer et accompagner le développement des compétences interculturelles dans la classe.