Dans son regard sur l’historiographie, Amselle adopte le point de vue de l’anthropologue, et montre comment l’idée de race sous-tend les positionnements sur l’immigration bien au-delà de l’usage d’expressions comme « français de souche » : les historiens, du Moyen-Âge jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, considèrent que la population française est constituée de deux grands stocks de population, les Francs et les Gallo-Romains ; le débat oppose les tenants d’une unité originaire qui renforce la cohésion nationale, et selon lesquels ces deux grands stocks viendraient de Troie, et ceux de l’unité fusionnelle, selon laquelle la population française aurait une « double origine : germanique pour les Francs, ancêtres de la noblesse ; autochtone pour les Gallo-Romains, ancêtres des roturiers » (1996 : 12). Les partisans de l’unité fusionnelle, quel que soit leur positionnement politique, qu’ils prônent la xénophobie, le refus de l’immigration et l’eugénisme ou au contraire l’ouverture et le métissage, partent de cette acception de deux grandes races de départ. Amselle procède à une relecture de l’historiographie de la France et montre comment les histoires successives du destin français opposent deux races en conflit ou en métissage, les Francs et les Gallo-romains. D’où une lecture de la population française à travers le filtre de groupes constitués : « le schème de la guerre des deux races, de même que le mythe gaulois, balisent en creux la possibilité de l’existence d’une pluralité de groupes » (1996 : 19). Ce fondement du mythe français sur la notion de race est clairement visible dans les discours d’extrême droite qui souhaitent privilégier « les Français de souche ». Mais il est également présent dans l’idée d’unité fusionnelle associée à celle de régénération assimilatrice des indigènes colonisés, au 19ème siècle, et dans les discours généreux des années 1980 sur une France métissée. Amselle s’interroge sur le « racisme soft » de certaines positions favorables à une France bigarrée et au « multiculturalisme à la française » : ne s’agit-il pas « en définitive d’une forme subtile d’irréductibilité des différences ? ». Cette analyse l’amène à considérer avec prudence la discrimination positive, qui risque « de créer autant de difficultés que de « groupes-cibles » qu’ils auraient contribué à repérer et donc à créer » (1996 : 18). Il souligne également (1996 : 170) la difficulté qu'il y a à concilier à la fois la conception de la République et la perception de la nation : la première exclut en principe la reconnaissance des communautés car elle lui préfère le face à face de l’Etat et de chaque individu citoyen ; la perception pluriethnique de la nation (Francs et Gallo-Romains) ouvre la voie aux catégorisations. C'est cette tension, justement, qui peut provoquer la racisation des minorités considérées comme impossibles à absorber, et la constitution d’ethnies françaises, à l’initiative de l’état ou de communautés. A la lumière de l’analyse d’Amselle, nous voyons comment la notion sous-jacente de races françaises, associée au déni républicain des communautés peut déboucher sur la création de nouvelles catégories que l’on peut choisir de fondre dans la masse ou d’exclure, et d’ethnies définies par leurs pratiques ; les positions de Renan à propos des langues en sont un exemple : il peut en 1878 catégoriser jusqu’à définir des races linguistiques (conférence à la Sorbonne, citée par Olender, 1989 : 86), puis en 1882 considérer qu’avoir une seule religion et une seule langue sont « deux circonstances essentielles » pour permettre la fusion des populations en un état27, tout en affirmant que l’idée de nation ne doit être confondue ni avec la race, ni avec la langue ou la religion. Olender (1989 : 86) note que dans cette conférence de 1882 Renan ne mène pas jusqu’à son terme l’idée de distinction entre race et langue et envisage malgré tout le « rôle (du sang) dans la transmission des valeurs culturelles, de la langue, de la religion et des institutions » :
‘Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang 28 de ceux qui les parlent. (Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882- Source bibliothèque municipale de Lisieux) ’La contradiction entre ces idées successives n’est qu’apparente : les langues ne sont vues par Renan ni comme des pratiques susceptibles de transformation, ni comme des compétences construites par un individu, mais comme une identité à la fois transmissible (par les ancêtres) et attribuable (par un élément extérieur, état ou chercheur) ; une seule langue, en outre, est jugée préférable pour l’identité nationale.
Analyse qu’il fait pour la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne.
C’est nous qui soulignons.