Au moment de la révolution, la notion d’étranger s’appliquait dans un contexte de politique intérieure : l’abbé Sieyès, en 1789, considère que « le tiers-état est une nation complète » et que la caste noble « est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise (...), par ses prérogatives civiles et publiques. » Mais il ne se contente pas de définir le tiers-état, soit les membres de la nation par leurs compétences, leur travail, leur comportement : il propose de renvoyer
‘dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits. La nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite à ne se plus croire composée que 29 des descendants des gaulois et des romains. (1789)’Comme Voltaire, Sieyès fait peu de cas des prétentions ou des croyances à propos de la race (Amselle, 1996 : 14), mais considère que le noble trahit la nation par son comportement, et l’origine au nom de laquelle il s’arroge des privilèges devient pour Sieyès l’argument pour l’exclure. Au 19ème siècle, ce n’est pas non plus l’étranger en tant que non-national qui pose problème, mais ceux qui sont réfractaires au progrès industriel et qui paraissent étrangers aux valeurs universelles : les classes laborieuses, les paysans.
« La « fabrication » de l’étranger versus le national » devient « une affaire d’Etat(s) » (Viet, 2004 : 11) à la fin du 19ème siècle ; en France, c’est la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine qui marque un changement : l’identité nationale est définie en opposition à l’Allemagne, en particulier lors de la conférence de Renan à la Sorbonne en 1882. La nation selon lui est «un principe spirituel » qui repose à la fois sur le passé et le présent :
‘Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. (…) le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours. ’Mais le plébiscite selon Renan n’est ouvert qu’à ceux qui ont des ancêtres communs (Noiriel, 2007 : 20). Autant dire qu’il ne concerne pas les étrangers migrants. Jusqu’à la première loi sur la nationalité française en 1889, l’image de l’étranger migrant n’a pas de place dans l’historiographie française. En 1889, l’état français opte pour le droit du sol, moins dans un esprit d’accueil que pour contrebalancer l’importante baisse de la natalité et si besoin avoir d’importants contingents militaires. Il s’agit, explique Noiriel (2002 : 22) d’une « politique annexionniste, qui vise non pas un territoire mais une population », celle de tous les enfants d’étrangers vivant en France. Ces nouveaux citoyens devront faire preuve de leur loyauté par l’assimilation ; la troisième république met en place la communauté nationale, via la presse, la scolarisation, la conscription, aussi bien pour eux que pour les ouvriers et les paysans : tous sont absorbés dans le « nous français » et ce processus d’assimilation, en particulier la « francisation par l’école (qui) minimise les identités provinciales et étrangères » (Noiriel, 2007 : 27), perdurera jusqu’aux années 1930 :
‘En matière d’assimilation, l’influence de l’école est prépondérante. Les petits étrangers (…) oublient leur dialecte d’origine (…). L’école est le creuset où se fondent les nationalités diverses en un métal franc et de bon aloi. Ce sont nos idées, nos mœurs et nos sentiments qui se trouvent dès l’âge le plus tendre assimilés par l’école (Magnin, 1926, cité par Stora et Temime, 2007 : 30).’A la fin du 19ème les partis de gauche identifient la classe ouvrière dont ils ont besoin politiquement, et c’est à cette identité de classe que les partis de droite et les notables catholiques opposent l’identité nationale, en insistant sur les notions de race, d’attachement au terroir. Les deux points de vue vont continuer à s’opposer jusqu’à la seconde guerre mondiale : la vision pacifiste et socialiste des partis de gauche, et en particulier de Jaurès, essaie de « concilier la défense de l’intérêt national avec les idéaux universalistes du mouvement ouvrier » (Noiriel, 2007 : 41). La droite et l’extrême droite revendiquent une identité nationale « axée sur la terre et les morts » qui exclut les immigrés et les soupçonnent d’être des ennemis intérieurs, soupçon qui s’étend à tout Français susceptible de ne pas être « un vrai Français », le juif, l’enfant d’immigré, l’intellectuel, voire pour Barrès le fonctionnaire. L’état a massivement recours à l’immigration pour freiner l’exode rural, mais ce sont les Français de souche et qui ont des ancêtres français qui sont reconnus comme représentants de l’identité nationale. La mémoire collective des ancêtres que l’on voit à l’œuvre, et que prônait Renan, vaut bien le sacrifice de quelques exactitudes historiques :
‘L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger (Renan, 1882, ibid).’Lavisse et les historiens de la Nouvelle Sorbonne se démarquent de Michelet et de Renan, en particulier pour que « la science historique et la mémoire collective ne soient plus confondues » (Noiriel, 2007 : 31). Cependant, l’identité nationale décrite par Lavisse pour l’histoire et Vidal de la Blache pour la géographie continue à se définir par la mêmeté et l’ipséité, la permanence étant assurée par la capacité commune aux générations paysannes successives à aménager le territoire.
Certes, l’histoire décrit les grands mouvements de population, les conquêtes, les empires qui s’étendent ou se défont, mais ne s’intéresse pas aux phénomènes migratoires. Benjamin Stora et Emile Temime citent (2007 : 11) l’étude en 1932 du démographe Georges Mauco, Les Etrangers en France, leur rôle dans l’activité économique, comme une première en la matière. Cette étude était dans la lignée des accords conclus entre l’état français et d’autres états, pendant la première guerre mondiale, pour recruter de la main d’œuvre et pallier la pénurie de main-d’œuvre : l’état s’est alors approprié les questions migratoires et a catégorisé et hiérarchisé les diverses catégories d’immigrés (Viet, 2004 : 91). Mauco ne se contente pas de catégoriser les migrants ; sous un habillage de science et d’humanisme, il les classe selon leur origine, des plus assimilables aux indésirables (Amiri & Stora, 2007 : 165) ; les étrangers italiens ou polonais, soit blancs et catholiques, sont selon lui les plus acceptables, car ils « n’altèrent pas la race française ». Cette étude sur l’assimilabilité repose sur l’enquête effectuée pour sa thèse auprès de chefs de service d’une usine d’automobiles qui emploie 17000 travailleurs, dont 5 075 étrangers. La notation sur 10 évalue l'aspect physique, la régularité au travail, la production, la discipline ou la compréhension de la langue française. En moyenne générale, les Arabes sont classés au plus bas de l'échelle avec 2,9, puis les Grecs -5,2- les Arméniens, les Polonais, les Espagnols, 6,3, 6,4, et 6,5 ; les Italiens, les Suisses et les Belges viennent en tête avec 7,3 8,5 et 9. En 1937, Mauco déduit de cette étude que l’assimilation n’est pas possible pour certains émigrés car ils « portent en eux, dans leurs coutumes, dans leur tournure d'esprit, des goûts, des passions et le poids d'habitudes séculaires qui contredisent l'orientation profonde de notre civilisation ». En 1938, lors de l’arrivée des juifs réfugiés d’Europe Centrale, Mauco introduit une distinction entre l’immigration voulue (celle des travailleurs) et l’immigration imposée (celle des réfugiés). A la fin de la guerre, et après avoir réussi à se justifier auprès de ceux qui désignaient son antisémitisme, Mauco est nommé secrétaire général du haut-Comité consultatif de la Famille et de la Population, et propose une politique de l’immigration qui prenne en considération la "désirabilité" ethnique. Les migrants les plus « désirables » étant selon Mauco les « nordiques » (Belges, Luxembourgeois, Hollandais, Suisses, Danois, Scandinaves, Finlandais, Irlandais, Anglais, Allemands et Canadiens), les deuxièmes les « méditerranéens » (venant du sud de l’Europe), suivis des « slaves » (Weil, 1999 : 267-276). Si ces propositions sont officiellement repoussées par l’ordonnance du 2 novembre 1945, plusieurs critères ethniques et/ou nationaux restent présents dans son application. Cette ordonnanceintroduit de nouvelles catégories pour les étrangers, en fonction du motif et de la durée de leur séjour, et favorise l’immigration familiale. Les discours nationalistes et xénophobes sont dans un premier temps discrédités, dans un contexte d’internationalisation des échanges, d’optimisme économique et de défiance à l’égard des terrains propices aux régimes totalitaires. Ceci n’empêche pas la persistance de points de vue hostiles à l’autre dans une partie de l’opinion commune : cet autre, l’étranger perçu comme hostile, dont la différence avec le « nous les Français » est supposé irréductible, n’est plus l’Allemand, mais l’Algérien pendant la guerre d’Algérie.
Dans les années 1960, les immigrés ne sont pas la préoccupation des sociologues, y compris dans les travaux sur la migration de travail, qui laissent peu de place à un regard sur le sujet migrant (Rea & Tripier, 2003 : 32) ; les sociologues s’intéressent plutôt aux rouages de la société libérale, à l’aliénation de la classe ouvrière, aux différentes formes d’autorités ; la lutte des classes n’est pas incompatible avec les fortes représentations associées aux états-nations : unité culturelle et linguistique, homogénéité. Ceci ne signifie pas que l’Europe se désintéresse tout à fait de la réalité et de la diversité des migrants : Hervé Le Bras cite la recherche du géographe suédois Törsten Hägerstrand, qui dès les années 1950 étudie les réseaux sociaux des migrants, et comme les chercheurs l’avaient fait aux Etats-Unis dans les années 1930 distingue en Suède
‘deux types de migrants, les actifs, qui sont les précurseurs et s’installent sans disposer d’un réseau de proches, et les passifs, qui rejoigne un de leurs proches déjà installé. (2007 : 188). ’En France, dans une optique où les facteurs socio-économiques ne sont pas mis en regard des interactions culturelles ou des parcours de migration, et où l’idée même de lutte des classes peut venir s’adosser à l’idée de deux races « premières », la question des immigrants n’est étudiée qu’à la faveur de l’érosion de la lutte des classes, qui provoque selon Amselle (1996 :171) l’émergence « d’identités de consolation ».
La sociologie de l’immigration, aux Etats-Unis, s’est construite alors qu’un discours historique sur les migrants et leur contribution à l’histoire du pays existait depuis fort longtemps. Ce n’est pas le cas pour la France : les études sociologiques, impulsées par les mouvements militants, y ont précédé l’histoire de l’immigration, qui ne voit le jour qu’au début des années 1980 (Noiriel, 2005 : 38). Gérard Noiriel (2007 : 13) constate que la plupart des définitions de l’identité nationale mobilisent les deux critères utilisés par Ricoeur pour définir l’identité d’une personne : la « mêmeté » qui oppose des éléments désignés comme identiques à d’autres considérés comme différents ; l’«ipséité » qui qualifie la continuité dans le temps, en l’occurrence la permanence historique. Cette définition de l’identité nationale conduit donc à « revendiquer une même origine et faire état d’une permanence à travers l’histoire » (2007 : 14) et à considérer comme « l’étranger » toute personne qui n’appartient pas à ce groupe. Les analyses de Viet (2004) et Noiriel (2007) montrent comment l’historiographie, les mesures et les discours politiques ont pu installer durablement la représentation d’une identité nationale incompatible avec l’étranger migrant ; ce dernier est soit exclu, soit fondu dans le « nous » français ; dans les deux cas, il n’est pas reconnu dans son identité, et son parcours est étudié essentiellement en termes d’assimilation.
C’est nous qui soulignons.