2. L’homme pluriel

[L’homme pluriel30]

L’avancée des travaux et les transformations des sociétés occidentales provoquent l’adoption de nouveaux points de vue sur les migrants. Les migrations ne sont plus seulement considérées comme un processus social mais également culturel, et il est envisagé que l’assimilation à une société d’accueil n’aille pas nécessairement de pair avec la perte de la culture d’origine. Les conséquences des différentes interactions sont étudiées, ainsi que l’impact de l’environnement le plus large de la migration, y compris par exemple celui que peut avoir la désignation des migrants. Dans les années 1940, de nouveaux travaux américains abordent la pluralité de l’identité et les choix d’un individu vis-à-vis des différentes composantes de cette identité : les étapes obligées du parcours défini par les sociologues de l’Ecole de Chicago vers l’assimilation sont contestées par Brown, ainsi que les préjugés toujours vivaces à l’égard des personnes noires, indépendamment de leur parcours. Franklin Frazier dans son analyse des communautés noires se démarque lui aussi des sociologues de Chicago : il considère que l’identité noire reste essentielle, quel que soit le parcours d’un individu, et qu’assimilations sociale et culturelle ne vont pas forcément de pair. Plus tard, Waters (1974) montre que les choix identitaires peuvent varier selon de multiples facteurs, et que l’assimilation à la culture dominante n’est pas nécessairement l’objectif de tous les migrants.

En France, la dimension plurielle de l’identité apparaît également. A partir des années 1970 les organisations politiques de gauche se penchent sur les questions identitaires (revendications féminines, régionalistes ou anti-racistes) ; s’intéresser au vécu du « travailleur immigré » signifie prendre en compte aux moins deux aspects de son identité, et la double domination qu’il subit. Ce qui n’est pas le cas des organisations politiques de droite et d’extrême droite qui dépeint l’étranger de manière globale et négative ; à partir de la fin des Trente Glorieuses, dans un contexte économique difficile, le « nous français » est opposé à un étranger décrit comme potentiellement dangereux, le plus souvent un jeune-maghrébin-(ou noir)-musulman-des-cités. Des politiciens s’emparent de préjugés latents et les attisent à des fins électorales et à partir des années 1980 la retenue qui avait suivi la seconde guerre mondiale disparaît. C’est dans ce contexte et dans celui de la suspension de l’immigration économique et familiale en 1974, qu’est mis en place l’Enseignement des Langues et Cultures d’Origine mentionné plus haut.

Dans les années 1970, Abdelmalek Sayad développe une réflexion sociologique sur l’immigration ; il reprend en partie l’héritage de l’Ecole de Chicago, insistant sur l’importance dans les études des phénomènes migratoires de ne pas prendre en compte seulement l’immigration mais aussi l’émigration, la situation dans le pays d’origine : l’existence de l’immigrant-émigré ne commence pas au moment où il arrive en France (1977 : 59). Sayad élargit la notion de contexte, et prend en compte la dimension historique, le poids de la colonisation et les relations entre états. Mais, à l’inverse de l’Ecole de Chicago, Sayad conteste toute approche qui n’évaluerait que l’adaptation à la société d’accueil (Réa et Tripier, 2003 : 26) ; il interroge le poids des représentations des différents acteurs, l’impact de la vision qu’une société a d’elle-même, y compris sur les outils méthodologiques et théoriques du chercheur. L’école de Chicago se concentrait sur le projet d’assimilation des populations migrantes ou noires à la société globale ; Sayad analyse les interactions entre deux systèmes, celui « des dispositions des émigrés et l’ensemble des mécanismes auxquels ils sont soumis du fait de l’émigration » (1977 : 60). Ce ne sont pas seulement les caractéristiques de la vie de l’immigré dans le pays d’accueil qui se modifient, mais aussi celles de la société du pays d’origine, du village, de la famille de l’émigré. Il observe les répercussions de la migration sur l’identité du sujet, déraciné de là-bas, sans racines ici, et cette analyse de « la double absence » marquera durablement les travaux de recherche.

Paradoxalement, l’historien s’intéresse aux flux migratoires, le sociologue aux processus de l’émigration, et les didacticiens et les linguistes à l’étude des apprentissages de l’enfant de migrant à une période de stabilisation et même de baisse de l’immigration : dans les années 1990, les études démographiques montreront que le solde migratoire en France représente 20% de la croissance démographique, pour 82% en Espagne, 97% en Italie et 150% en Allemagne (Noiriel, 2007 : 75). Sayad, dès la fin des années 1970, craint que les sociologues français, après une période de déni de l’immigration en France, ne perçoivent les migrants que de manière fonctionnelle (comme une force de travail provisoire et avec des droits restreints), et ne limitent leur champ d’études et leur arsenal méthodologique :

‘La sociologie, lorsqu’elle s’applique au domaine de l’immigration et, plus généralement, à tous les objets sociaux dominés (les classes populaires, la condition ouvrière, le logement social, le territoire des banlieues, etc.) ne se condamne-t-elle pas à ajuster son système d’interrogations, ses concepts, ses instruments et ses préceptes à la taille (symbolique) socialement déterminée par son objet ? (1991, cité par Réa et Tripier, 2003 : 32).’

Il insiste fortement sur la notion de trajectoire (1977 : 60) et sur la multiplicité des variables à l’origine et à l’aboutissement du parcours d’immigration. Dans son sillage, de nombreux travaux sont publiés sur différents aspects liés à la migration : les différentes communautés d’immigrés, leurs liens avec la culture et le pays d’origine, la construction de nouvelles formes culturelles, l’implantation dans l’espace urbain, la visibilité des communautés. La possibilité pour le migrant d’agir non seulement sur son parcours mais aussi sur son identité devient un élément essentiel. Les travaux de Frazier et de Waters sont repris pour analyser les processus d’enfermement dans une ethnicité d’une partie de la population, en particulier pour montrer la différence entre l’immigré qui peut franchir toutes les étapes nécessaires pour s’intégrer et celui à qui est attribué une identité indépendamment de son parcours migratoire : il peut répondre à toutes les caractéristiques de l’intégration mais, en raison de la couleur de sa peau, de son patronyme ou de sa religion, être assigné à une identité différente de celle qu’il s’est construite, identité dont il est dépossédé. Ces réactions de rejet de certaines catégories de la population ont stimulé la réflexion et ont amené les chercheurs à adopter de nouvelles catégories conceptuelles et une terminologie mieux adaptée : dans un contexte de grande mobilité de certaines populations, de statuts diversifiés, de configurations et de durées variées des parcours migratoires, il devient difficile de rester dans la dichotomie français/étranger. Certains termes permettent moins de rendre compte des réalités que d’exprimer des représentations contestables : ainsi de l’expression « troisième » ou « quatrième génération », qui enferme de manière durable des enfants d’immigrés dans un statut de non-national et les prive de leur passé en inscrivant le moment d’arrivée de leurs ascendants comme le point de départ, l’origine.

Par ailleurs, le contexte politique de l’Union européenne, les transformations successives de ses espaces, la confrontation de conceptions différentes de la citoyenneté et de la nationalité, sont d’autres aiguillons de la réflexion terminologique. Il devient nécessaire de ne pas définir des groupes uniquement par leur origine ou nationalité mais aussi par leurs comportements : sentiment d’appartenance identitaire, traits culturels, pratiques linguistiques. Ces différents éléments ont amené à introduire le terme de « minorité ethnique ». Terme contesté par Noiriel (1988) en ce qu’il renvoie souvent à « différent du Blanc » et par De Rudder (1987 : 23) car en sous-entendant que seule la minorité serait ethnique, il peut également laisser entendre que la race blanche serait la référence de base, autrement dit la norme. Maurice Blanc et David Smith (1996 : 31-32) cependant préfèrent ce concept à ceux d’étranger ou d’immigré, car il permet de décrire plus justement les différentes réalités des populations concernées : enfants de migrants et non migrants eux-mêmes, migrants installés durablement dans le pays d’accueil, ou personnes qui ne sont pas des étrangers par leur statut mais par leur vécu, dans différents aspects de leur quotidien : hier pour les Bretons ou les Auvergnats à Paris, aujourd’hui pour des Guyanais ou Réunionnais en métropole. Blanc et Smith reprennent aussi la notion de subjectivité introduite par Weber, selon lequel l’ethnicité est « la croyance subjective en une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus externe ou des mœurs » (1927, cité par Blanc et Smith, 1996 : 31) ; cette subjectivité implique que le sujet peut s’emparer de son identité (la revendiquer, la modifier) plutôt que d’y être assigné. Noiriel, pour l’histoire de l’immigration, préfère le terme « immigrant », mot d’origine américaine qui « met l’accent sur l’installation des populations, leur contribution au développement de la nation » (2005 : 40) à « immigré », qui soit décrit le seul acte de migration, soit recouvre une catégorie statistique de l’Institut national d’études démographiques. Après la guerre d’Algérie, l’INED a introduit dans les recensements de la population française la question sur la nationalité antérieure aux étrangers et aux immigrés devenus Français (Amiri et Stora, 2007 : 180). Depuis 1990, cet organisme distingue deux catégories : « La population étrangère est composée des individus ayant déclaré une nationalité autre que française » et « la population immigrée est composée des personnes nées étrangères dans un pays étranger » (INSEE, 1999, p.24). En introduisant cette catégorie, elle a répondu aux exigences démographiques de mesure de l’apport de la population d’origine étrangère. L’effet pervers, nous expliquent les sociologues de l’immigration, est de fixer symboliquement des nationaux dans la catégorie « immigrés » ». Cette catégorisation nourrit le « déficit de légitimité » dont souffrent les immigrés et leurs descendants (Rea & Tripier, 2003 : 6-7). L’usage de tous ces termes présente un risque commun : l’enfermement a priori de la personne dans une catégorie évite de se poser la question de son parcours individuel et de ses pratiques. Nous verrons que l’Education nationale, dans les termes utilisés dans les Bulletins officiels, n’échappe pas à la difficulté qu’il y a à évoquer des élèves sans les assigner à une identité non choisie.

Notes
30.

Nous empruntons l’expression à Bernard Lahire (2001)