3.1. Les nouvelles directions de recherche

Aujourd’hui, après un passage des migrations de travail aux migrations de peuplement, dans un contexte européen de politique d’immigration très restrictive qui privilégie à nouveau les migrations de travail, les phénomènes migratoires ont acquis droit de cité dans les recherches universitaires. Cette maturité de la réflexion amène à questionner la recherche universitaire comme l’un des acteurs (et non seulement un observateur) de la question migratoire. La recherche s’interroge sur son autonomie et sur la fiabilité de ses outils, elle questionne la terminologie utilisée, élargit son champ d’étude, s’emploie à explorer la complexité des parcours et des environnements plus qu’à catégoriser les personnes.

Le regard porté sur le migrant par le chercheur et la terminologie qu’il utilise font partie des interactions, à l’instar des régulations, des dispositifs institutionnels ou des politiques d’urbanisme. A ce titre, ils deviennent objets d’étude. En ce qui concerne l’histoire, la réflexion soucieuse de distinguer le travail d’historien et la commémoration, amorcée par Lavisse, s’est poursuivie et amplifiée jusqu’à la création en 2005 du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, créé par des chercheurs et enseignants en histoire. Ces questionnements sont d’autant plus vifs pour aborder les phénomènes migratoires, dont l’histoire en France est indissociable de celle de la colonisation et des guerres d’indépendance. Plusieurs sociologues craignent eux aussi de voir leur recherche instrumentalisée par l’utilitarisme et l’ethnocentrisme et essaient de garantir l’indépendance de leurs observations (Réa & Tripier, 2003 : 32). La sociologie de l’immigration a une tâche d’autant plus importante que les discours politiques et médiatiques s’approprient le discours sur les phénomènes migratoires et diffusent des représentations souvent inexactes sous un habillage quantitatif et pseudo-scientifique. Rea et Tripier mentionnent à ce propos les associations non pertinentes entre le nombre31 et la visibilité des immigrés, les prétentions à pouvoir « objectiver la distance culturelle » ou mesurer le « seuil de tolérance », ce qui implicitement représente les immigrés comme un « greffon » sur le corps de la nation ; cette confusion entre biologie et sociologie a pu contribuer aux ghettos urbains (Blanc-Chaléard, 2007 : 85) et peser sur les représentations qu’ont les parents sur les taux d’élèves étrangers/immigrés acceptables pour la « bonne » scolarisation de leurs enfants. La démographie elle-même n’est pas un simple comptage objectif et n’échappe pas à des choix idéologiques ; Hervé Le Bras analyse les processus de comptage de l’immigration et constate que le solde migratoire n’est pas apprécié dans sa réalité, c’est-à-dire

  • en corrélation avec le vieillissement de la population immigrée :
‘En faisant de la migration un correctif au vieillissement, ou oublie que les immigrés vieillissent aussi, ce qui demande à terme un surcroît de migration créant un emballement cumulatif. (2006 : 34)’
  • en regard de l’ensemble de la population. Car si l’immigration n’est pas un remède au vieillissement de la population, elle permet en France de maintenir la part des effectifs d’âge actif (Hervé Le Bras, 2006 : 154).
  • par le calcul, outre de l’immigration étrangère et de la mobilité étudiante des Français, du solde migratoire réel, dans lequel il faudrait inclure les chiffres complets de l’émigration : selon l’estimation officielle, 2 millions de Français résident à l’étranger, majoritairement pour des emplois qualifiés (Gildas Simon, 2007 : 152). Entre 1990 et 1999 le solde migratoire a été quasiment nul, ce que n’indique pas le mode de recensement. En omettant les émigrations, écrit Hervé Le Bras, l’INSEE32 non seulement fausse l’image de l’immigration, mais se prive de la possibilité d’analyser les causes de ce mouvement d’émigration (2007 : 75).
  • par l’abandon du fantasme du « désert français », puisque la réalité actuelle est celle d’une re dynamisation des zones rurales, à mettre entre autres facteurs au compte de l’immigration venue d’autres pays de l’Union européenne (2006 : 179).

Les politiques migratoires, en effet, ne sont plus élaborées à une échelle strictement nationale, mais en concertation avec les autres états de l’union européenne. Les études elles aussi élargissent le champ de leur exploration, qu’il s’agisse de la législation, des observations des migrations, des pratiques linguistiques. L’interdisciplinarité se renforce, en particulier pour les travaux sur la scolarisation. De nouveaux champs sont explorés, aux Etats-Unis et en Europe : les formes d’économie associées à l’immigration, les mobilités de certaines catégories d’immigrés, les qualifications des nouveaux arrivants. Une prise de conscience s’est opérée aux Etats-Unis et le regard sur l’immigration et les relations raciales s’est transformé : les responsabilités des institutions et des populations blanches sont observées dans le jeu des interactions. C’est le cas également pour les travaux des sociologues français : Tarrius (2002) analyse les stratégies différentes adoptées par les municipalités de Marseille, Barcelone, Alicante pour aménager les interactions entre population locale, étrangère nomade, étrangère riche décidée à s’établir : la compétence des sociétés d’accueil est questionnée, car il ne s’agit plus désormais de soumettre les étrangers au modèle des autochtones, mais de savoir accueillir localement des circulations mondiales  (2002 : 157).

Dans un contexte, en Europe comme aux Etats-Unis, où les perspectives d’accéder à la classe moyenne sont moindres pour les immigrants, les différentes formes de discrimination sont étudiées, qu’elles soient directes ou indirectes

‘On parle de discriminations indirectes lorsque des règles ou des pratiques apparemment neutres désavantagent certaines personnes par rapport à d’autres, de manière injustifiée et systématique. (Amiri & Stora, 2007 : 181)’

L’absence de prise en compte des potentialités langagières des élèves en classe de langue, l’occultation des pratiques langagières des enfants vivant une situation de plurilinguisme, peut être considérée comme une discrimination indirecte.

L’histoire de l’immigration s’inscrit dans l’ensemble de l’histoire, elle éclaire le temps long dans lequel s’inscrivent les mouvements de population, qui ne font pas partie de l’actualité brûlante, et sont inhérents à toutes les civilisations (Stora et Temime, 2007 : 14). Elle fait le lien entre immigration et colonisation : Jean-Jacques Jordi fait état des différents travaux dans ce domaine (2007 : 183), en particulier dans le champ de l’éducation (nous avons évoqué plus haut ceux sur le bilinguisme et sur les cultures des élèves) et souligne leurs apports à l’analyse des héritages de l’histoire et des pratiques qui peuvent en découler. Il insiste aussi sur l’erreur qui consisterait à ne pas croiser ces travaux avec l’analyse des politiques urbaines, sociales et scolaires (2007 : 193), et avec celle des situations qui ont provoqué la migration, dans le pays d’émigration. Il rappelle pour cela la définition que Sayad donne de l’immigration comme « fait social total » :

‘Parler de l’immigration, c’est parler de la société en son entier, en parler dans sa dimension diachronique, c’est-à-dire dans une perspective historique, et aussi dans son extension synchronique, c’est-à-dire du point de vue des structures présentes de la société et de leur fonctionnement ; mais à condition qu’on ne prenne pas le parti de mutiler cet objet d’une partie de lui-même, la partie relative à l’émigration. (L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, 1991, p. 15, cité par Jordi, 2007 : 187)’

Les migrations internes et l’immigration ne sont pas considérées isolément, et cela permet de mettre à jour des scénarii communs pour les parcours migratoires, en particulier en ce qui concerne la répartition des migrants au fil des vagues migratoires successives : entrent en compte des stratégies de réseau et de prise d’information, la proximité géographique (le sud de la France, par exemple, est l’équivalent pour l’immigré portugais de ce qu’était la Gare de l’est ou les quartiers nord-est de Paris pour les provinciaux du Nord-Est de la France), l’utilisation des ressources spatiales encore disponibles pour les derniers arrivés (Le Bras, 2007 : 207). Ces études démographiques dépassent la simple comparaison de parcours migratoires : elles deviennent des outils pour « reformuler le rapport entre l’espace et les vagues migratoires», des révélateurs pour analyser les fonctions et les potentiels des espaces ; elles donnent un éclairage sur les interactions entre les populations en mobilité et les espaces d’accueil.

Les travaux des différentes disciplines mettent en lumière les conceptions et les processus d’exclusion qui sont à l’œuvre dans un certain nombre de termes, catégories et comptages. Une quinzaine d’années après les écrits de Sayad sur une perception réductrice des populations immigrées, nous pouvons mettre en lien les craintes du sociologue et le constat des historiens, en particulier pour les enfants issus de l’immigration maghrébine. Benoît Falaize à la suite d’une enquête auprès d’enseignants d’histoire montre comment « le glissement sémantique ne permet plus de penser le social » : la notion de « travailleur immigré » a fait place à celle « d’immigré », remplacée à son tour par des catégorisations ethniques ou religieuses (2006 : 6). Nous pouvons aussi le rapprocher de l’étonnement du démographe à propos de la distinction faite dans le comptage des autorisations de séjour entre les originaires de l’Espace Economique Européen (EEE) et les autres étrangers (Hervé Le Bras, 2006 : 234) :

‘Puisque tous ceux qui obtiennent une autorisation de séjour sont étrangers, le plus légitime semble être d’utiliser cette distinction administrative simple. Faire une différence entre les originaires de l’EEE et les autres étrangers trahit une certaine hypocrisie. ’

Il évoque à ce sujet la distinction introduite en 1985 par le Figaro Magazine entre Européens et « étrangers non européens », « un habillage qui prolongeait la catégorie plus ancienne des ‘Blancs ‘ » (2007 : 234), et s’interroge sur ces jugements de valeur introduits « subrepticement », sur la pertinence de catégoriser les étrangers. Une autre démographe, Michèle Tribalat, considère que l’égalité réelle, et non incantatoire, ne peut être atteinte qu’en se donnant les moyens d’observer le réel (1999, 75-81). Le défi, à nouveau, est d’évaluer le poids de situations vécues par les sujets sans enfermer ceux-ci dans des catégories stigmatisantes ou qui masquent la complexité du réel : séparer la migration de travail et celle de peuplement, par exemple, est arbitraire, car les deux motifs coexistent souvent, ou se succèdent et se remplacent l’un l’autre (Sayad, cité par Le Bras, 2007 : 253). Il en est de même pour la demande d’asile politique et celle pour raisons médicales : une personne peut subir des séquelles des tortures qu’elle a subies, et au fil de ses pérégrinations administratives et des dossiers établis (à la fois au titre de demandeur d’asile et de demandeur étranger malade) peut finir, pour les statistiques, par compter pour deux étrangers(Dinvaut, 2006 : 4). La solution proposée par Le Bras (2007 : 254) est de remplacer les classifications par une caractérisation, qui prend en compte l’individu migrant dans la pluralité, la diversité, la mobilité de ses caractéristiques. Ce qui revient à accepter l'individu dans son épaisseur, dans sa réalité complexe, au lieu de le catégoriser.

Les travaux que nous avons cités présentent plusieurs points communs :

  • le déplacement du point de vue, l’ouverture du champ d’investigations, même lorsque le domaine, les outils et les analyses ne sont pas identiques. En écho à la démarche qualitative du sociologue (Tarrius, 2002 : 92)
‘Nombre de politiques ou de chercheurs semblent s’être arrêtés lorsqu’ils s’obstinent à décrire inlassablement ces concentrations maghrébines comme des « enclaves » ou des « ghettos ». Un autre regard permet au contraire d’y voir comme autant de lieux ou se déploie précisément ce qui manque tant à nos sociétés : l’initiative, mais aussi le mouvement, désormais mondialisé, des hommes, des marchandises et des idées.’

le démographe Le Bras souligne l’obsolescence des modes de comptage et suggère « d’en finir avec l’idéologie démographique » :

‘Le conservatisme en France est plus souvent celui des idées que celui des faits. Tandis que le pays change, les façons de l’analyser se maintiennent et se fossilisent (…).L’immigration est toujours envisagée sous l’angle du choc des cultures et de l’invasion, qui faisait déjà les choux gras de la presse de l’entre-deux-guerres » (2007 : 291).’
  • Le souci de ne pas catégoriser les migrants ni de réduire les migrations à quelques traits ou processus : observer les mobilités d’un certain nombre ne saurait, s’inquiète Viet (2004 : 279) dispenser d’étudier la sédentarité d’autres migrants, ni les trajectoires familiales d’enracinement, ni les différents choix successifs d’un même individu.

Notes
31.

En 2004, la part de la population étrangère en France (5,5% de la population totale) est plus faible que celle des autres pays d’immigration : 8,5% au Royaume-Uni, 8,8% en Allemagne et 20,4% en Suisse. (Kott & Michonneau, 2006 : 80)

32.

Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques.