Ces espaces sont ceux dans lesquels circulent des parents d’enfants scolarisés : les efforts des enseignants pour donner aux élèves les clés de la culture scolaire inscrite dans les espaces régulés de nos sociétés risquent d’être vains, s’ils n’ont pas la compréhension de ces nouveaux territoires mais également des compétences qui s’y développent. Alain Tarrius (2002) et Michel Peraldi (2008), dans leurs observations de migrations circulatoires, analysent les stratégies développées par les acteurs, ainsi que la manière dont elles sont repérées, explicitées et validées par leur entourage : cooptation pour des emplois ponctuels par des pairs, orientation par les aînés ou les parents, « notaires informels » qui régulent l’économie informelle et déterminent les attributions de chacun (vente, livraison, transport). Les récits de vie qu’ils recueillent sont autant d’explicitations des parcours et des compétences en jeu.
Il ne s’agit pas d’envisager des compatibilités culturelles ni de décrire des processus d’intégration, ni de dégager de l’observation des immigrés les étapes nécessaires à l’insertion dans les sociétés d’accueil. Ces travaux distinguent la trajectoire de l’immigrant, qui souhaite « nous rejoindre en ce lieu consensuel de l’identité collective qu’on appelle la citoyenneté » (Tarrius, 2002 : 30) et celle du migrant, ou trans-migrant, qui prend acte de la faible capacité intégrative de la société d’accueil, « troque son identité de travailleur immigré contre celle, autoproclamée, de commerçant » (Viet, 2004 : 275) et construit son histoire de vie sur le rapport entre société d’origine et société d’accueil. Tarrius différencie trois profils de trans-migrants,
Cette typologie ne distingue pas les différents processus par lesquels le membre d’un groupe passe à un autre groupe, mais les différents choix de trajectoire de vie. Tarrius et Viet insistent sur la destinée singulière de chacun, sur la capacité des acteurs à ne pas rester enfermés dans une catégorie, à passer, « au cours de leur histoire de vie, d’un type à l’autre » (Tarrius, 2002 : 31). Certains de ces « trans-migrants » choisiront peut-être de s’installer en France et deviendront immigrés. Rien ne permet de figer l’image que l’on peut en donner, ni de penser ces trans-migrations comme des phénomènes récents. En effet, les évènements historiques et les contextes politiques ont récemment accéléré les comportements transmigratoires et les stratégies de mobilité de la part de petits groupes ou d’individus, et ont amené les chercheurs à associer une observation fine et une analyse à l’échelle de la mondialisation. Mais étudier le migrant dans sa trajectoire ne signifie pas que diversité, mobilité et inscription de la migration dans un parcours de vie soient des phénomènes nouveaux : ceux que l’on nomme les « itinérants », les « circulants », les « trans-migrants » existaient aussi dans le passé, étrangers ou nationaux : « petits métiers » ou grands marchands, ils vivaient des mobilités courtes ou longues, saisonnières ou non, associées à de nombreuses professions. Au dix-neuvième siècle, des cultivateurs et colporteurs de l’Oisans allaient jusqu’en Russie vendre de la mercerie, des graines de fleurs et autres objets. Ils devaient bien avoir quelques compétences interculturelles et plurilingues, même si elles n’ont pas été étudiées. Certes, les espaces et les techniques diffèrent : le migrant étranger33 des années 1850 « passait », s’adaptait à des opportunités locales, alors que le migrant circulatoire, aujourd’hui, crée des « territoires-réseaux » plus vastes qu’il modifie si besoin (Viet, 2004 : 276). En termes de perception de l’altérité linguistique par les sédentaires qui négociaient avec ces migrants, Viet souligne (2004 : 24) que les populations de la France rurale du 19ème siècle, qui parlaient encore largement les langues régionales, ne faisaient guère plus cas des langues des travailleurs itinérants étrangers que de celles de migrants d’une autre province ; ils vivaient déjà le plurilinguisme proposé par les institutions européennes (compétences partielles dans différentes langues et adaptées aux situations de communication). En ce qui concerne la relation à la citoyenneté, nous pouvons repérer chez des grands marchands du dix-septième siècle des interactions et des stratégies qui ne sont pas éloignées de celles observées par Tarrius chez les entrepreneurs nomades aujourd’hui : l’appartenance au pays d’accueil, pour les uns comme pour les autres, est un outil plus qu’un objectif ; à propos de marchands suisses, Kaiser (2004 : 189) note qu’ils « utilisent consciemment cette ressource d’une pluralité d’appartenances et de statuts d’étrangers ». De grandes familles de marchands (suisses, génois ou autres) s’installaient à Marseille et commerçaient de la Méditerranée à la Hanse, comme aujourd’hui les fourmis qui négocient dans un territoire qui va du Maghreb à la Belgique et plus loin ; l’assimilation, écrit Wolfgang Kaiser (2004 : 185-192) passait par la domiciliation, l’exercice d’un métier, le mariage, l’entrée dans une confrérie. Les réseaux familiaux et la loyauté sont fortement valorisés, et sont comparables aux réseaux d’économie informelle, très régulés, qui sont analysés par Tarrius, Peraldi et Viet. L'observation et l'analyse des migrations circulatoires amènent à identifier des compétences et des stratégies : la réactivité, la capacité à créer des formes nomades d’échanges, celle à créer et à nourrir les liens sociaux, à adopter différents comportements culturels ; l'adaptation aux environnements, l'aptitude à modifier ses scénarios de vie, même lorsqu’ils sont différents des premières espérances.
Quelle que soit la forme que prend la migration, qu’elle soit circulatoire, temporaire, définitive, elle provoque une transformation des rôles et des statuts de chacun dans la structure familiale ; modifications qui varient largement selon les groupes et les contextes, et qui de plus ne sont pas seulement liées à la migration, mais aussi à d’autres changements des sociétés urbaines actuelles.
Ces migrations ont été décrites par Sayad comme « le premier âge de l’émigration », elles étaient pour l’essentiel le fait de paysans soumis aux rythmes des travaux agricoles, qui revenaient toujours sur leurs terres.