Plusieurs optiques se sont succédées ou ont coexisté pour décrire les migrations : l’opposition d’une identité nationale une ou fusionnée (nous) à des étrangers indifférenciés (eux) amène à envisager la relation entre le migrant et la nation en termes d’assimilation (soit une nouvelle fusion), à catégoriser les migrants en plus ou moins assimilables, et à voir l’assimilation comme un changement radical d’identité, linguistique, culturelle et nationale.
Lorsque la réflexion n’est pas centrée sur le pays d’accueil et sur le processus d’assimilation, l’identité du migrant apparaît, et il est envisagé qu’il puisse conserver des éléments de son identité de départ. Le parcours de migration n’est plus considéré seulement en termes de rupture, d’avant-et-après, et son contexte est étudié, en amont comme en aval.
La migration aujourd’hui est analysée comme l’un des éléments du parcours d’un sujet. Viet définit la situation de l’étranger comme celle où « l’altérité transcende l’équation individuelle des personnes pour devenir phénomène social et fait historique » (2004 : 10). L’étape actuelle de la recherche, qui restitue au sujet son équation individuelle et la considère comme valide, invite à gommer l’étrangeté et les frontières. Observer les parcours individuels dans leurs contextes amène également à reconsidérer l’importance respective des différents éléments de la migration. Nous avons vu plus haut que la grande différence entre les grands marchands du dix-septième siècle et les entrepreneurs nomades ne réside pas dans leurs pratiques linguistiques et culturelles, qui sont proches, mais dans la césure contemporaine entre économie formelle et économie informelle, et à la faible capacité des sociétés d’accueil actuelles à prendre acte des potentialités de ces migrants.
Nous voici tout près des propositions de notre étude pour le contexte scolaire : décloisonner les acquis linguistiques issus d’un apprentissage scolaire et ceux issus d’une pratique sociale ; repérer et valider les compétences existantes, par exemple celles des enfants de migrants à la médiation culturelle et/ou linguistique, reconnaître les répertoires pluriculturels et plurilingues de ses élèves. Pour y parvenir, l’enseignant a besoin d’outils d’observation et de compréhension de l’environnement linguistique et culturel de son école, y compris en ce qui concerne les mobilités. En toute logique, les enfants de migrants ont des parents qui ont vécu au moins l’une des différentes formes de migrations, en termes d’espaces parcourus, de durées (saisonnières, temporaires, durables ou définitives), de causes (asile, immigration économique ou de regroupement familial). Ces enfants sont nés en France ou à l’étranger lorsque ce sont leurs parents qui ont immigré récemment. A ces élèves, et pour le sujet qui nous occupe, s’ajoutent les enfants concernés par une migration interne (d’une région à l’autre, du monde rural au monde urbain, ou l’inverse) et ceux qui sont les descendants de migrants (d’une, deux ou trois générations). Le parcours migratoire est pour eux une expérience directe, un souvenir recomposé, ou fait partie de la mémoire familiale. Dans les trois cas, il peut être plus ou moins conscient, plus ou moins explicité ou présent dans la parole familiale. Leur point commun, de fait, est d’appartenir à une migration de peuplement (regroupement familial postérieur ou simultané à la migration de travail). Historiens et sociologues de l’immigration insistent sur l’importance de ne pas catégoriser les élèves, ni de ne considérer un seul aspect de leur parcours, fût-ce l’appartenance commune au groupe des descendants des ex-colonisés.
‘(Même si l’on suppose) l’existence d’une certaine « communauté d’expérience », il faut éviter d’homogénéiser le groupe « enfants de l’immigration postcoloniale », qui est marqué par une très forte hétérogénéité sociale, économique et politique (Hajjat, 2007 : 199). ’Il serait également erroné d’associer pauvreté des pays d’origine à faible qualification : ce sont les pays les plus pauvres d’où partent, proportionnellement, le plus de migrants très qualifiés (Mouhoud, 2007 : 224).
L’enseignant doit trouver un cap entre le déni de la culture des élèves et « l’injonction à la mémoire » trop forte ou systématique (Hajjat, 2007 : 201). Le phénomène de mobilités répétées est une situation nouvelle pour les enseignants, car jusqu’à présent seuls les enfants du voyage ou de forains étaient concernés, dans le cadre scolaire ; l’enseignant aura à prendre en compte chez l’enfant, une culture ou des acquis de l’environnement familial, mais aussi une connaissance de la culture scolaire d’un pays de transit, une langue qui a été la langue de scolarisation dans un premier pays d’accueil avant d’être la langue étrangère enseignée en France, etc.
Les quelques éléments de démographie mis à jour par Le Bras - vieillissement de la population immigrée, émigration française, migrations internes vers les zones rurales - sont déjà perceptibles dans l’environnement des enseignants : en 2003-2004, c’est grâce à des rencontres avec de vieux immigrés en retraite qu’une enseignante du centre de Lyon a pu monter un projet sur la mémoire et l’intergénérationnel ; les enseignants n’ont plus seulement à accueillir des enfants de migrants mais aussi, plus souvent qu’autrefois, des élèves français dont l’un des parents travaille à l’étranger34 ; l’accueil d’élèves anglophones est important dans plusieurs petites communes du sud-ouest de la France. Mais le plus souvent, ces expériences sont perçues comme anecdotiques, ponctuelles, et ne sont pas mises en lien avec les phénomènes démographiques dans leur ampleur. Une réflexion sur la donne démographique actuelle sera utile aux enseignants.
Les familles des élèves ne sont pas toutes engagées dans des dispositifs nomades, mais même des parents migrants installés durablement ont de nouvelles attentes. Tarrius (2002 : 62) cite à ce sujet la thèse de Jean-Pierre Zirotti : leur évolution entre les années 1970 et 1980 correspond à un positionnement différent vis-à-vis de la société d’accueil, et à des projets pour les enfants qui ne sont plus nécessairement ceux de l’intégration :
‘De l’accent mis sur la qualité de l’apprentissage, condition d’une meilleure entrée sur le marché du travail, ces populations passent à une conception de l’école comme lieu de contact avec la société d’accueil. Il s’agissait de connaître les autres pour mieux leur ressembler ; il s’agit désormais de les connaître pour mieux se débrouiller. ’Tarrius évoque à ce sujet un « mouvement de fond ayant modifié la place des migrants dans nos sociétés ». Au modèle d’intégration se substituent des apprentissages de mobilité et d’appui sur les réseaux. L’un de ces nouveaux nomades confie, à propos de sa trajectoire qui est différente de celle qu’attendait de lui son entourage dans un village de Provence :
‘Pour eux, je ne pouvais pas réussir sans rester petit. Sans être coincé sous leur regard. (2002 : 57)’La tâche des enseignants est justement de permettre à leurs élèves de grandir sans être pris dans un faisceau d’a priori, et de ne pas dévaloriser leurs parcours ou ceux de leurs parents ; la « compétence cosmopolite » (Tarrius, 2002 : 130) les « capacités métisses » (Viet, 2004 : 277) des migrants nomades n’ont rien à envier au niveau C2 des compétences interculturelles du Cadre Européen Commun de Référence pour les langues et aux capacités prônées par le Livre Blanc pour une société cognitive : la souplesse, l’ouverture, la mobilité. Danièle Moore rappelle à propos de l’expérience plurilingue qu’elle a besoin pour contribuer aux apprentissages d’être articulée à une culture métalinguistique construite à partir de plusieurs langues et à une culture éducative dominante qui favorise le répertoire plurilingue et offre un cadre didactique aux activités linguistiques et métalinguistiques (2006 : 202) :
‘On échappe de la sorte au simple face à face entre langue-source et langue(s)-cible(s), pour entrer dans des jeux de mises en réseaux et des configurations variables (2006 : 203).’C’est bien ce qui est en jeu également pour les expériences culturelles et migratoires. En évitant le face à face culture-source et culture-cible ou pays d’origine et pays d’accueil, l’enseignant valide les acquis de la pratique sociale et en encourage le transfert dans le champ des apprentissages scolaires. Michel Wieviorka, à propos de l’étude des cultures et des identités, encourage le chercheur (1997 : 50) à mettre en valeur tout ce qui peut encourager l’acteur à circuler dans un espace balisé par trois pôles : l’identité culturelle, avec toutes ses possibles facettes, la participation individuelle à la vie de la cité, la capacité à être sujet de son expérience personnelle. Voici un plan d’action qui peut être transposé de la cité à la classe, et envisagé pour faciliter la mise en place de situations pour les apprentissages.
En 2007-2008, une enseignante lyonnaise évoque en entretien informel les difficultés d’un enfant français confié à sa tante : sa mère a dû suivre son entreprise délocalisée en Bulgarie.