1.1.2. Les apprentissages langagiers
La culture orale enfantine permet des apprentissages langagiers, des entraînements à la phonologie et aux structures, des acquisitions lexicales. Les segments non sensiques permettent un entraînement à des sons spécifiques de la langue concernée :
- En anglais, le I bref [i] et les diphtongues : dip, dip, dip ; miny mo,
- En français, [gr] and [y] : am stram gram ; turlututu (chapeau pointu).
- En arabe et en anglais, le i long [i :] : tita, tita, tita ;
eeny, meeny (miny mo).
- En espagnol, [R] : tita tita tariton.
Les comptines voyagent, et alors les segments non sensiques correspondent à la phonologie et au rapport phonie-graphie de la langue concernée : le “Eeny meeny miny mo” anglais est « Oh muni muni mei” au Luxembourg, “Oh mini mini minimal” en Allemagne.
Les virelangues, chausse-trapes linguistiques, entraînent vers des confusions de terme et reprennent eux aussi des sons fréquents de la langue : ainsi, en français, « Un chasseur sachant chasser, doit savoir chasser sans son chien. ». Un virelangue peul cité par Louis-Jean Calvet (1984 : 15) fait pratiquer la latéralisation, tout en amenant le locuteur à dire « nana » (sent) ou «nyaama » (mange) au lieu de « nyaanya » (gratte) : « Nyaamo nyaanya nano, nano nyaanya nyaamo
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». L’enfant apprend à débusquer les homophonies, comme dans cette comptine d’élimination : « Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies,
c’est toi ! ». La fantaisie et l’absurde49 font également partie de la culture orale enfantine : les bateaux y voguent comme tasse et soucoupe, et les souris trempées dans l’huile deviennent des escargots : Dip, dip, dip / My blue ship / Sails on the water / Like a cup and saucer / You’re on.
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Les compétences socio-pragmatiques, la capacité à produire des énoncés corrects et adaptés à la situation de communication et à ses interlocuteurs font également partie des contenus abordés par la culture orale.
Outre ses contenus langagiers, la culture orale enfantine atteste par plusieurs éléments d’une didactique longuement éprouvée :
- La rime, à la fois aide à la mémorisation et objectif d’apprentissage.
- La motivation, car les thématiques abordées concernent l’enfant.
- La répétition ; de nombreux jeux sont dignes des plus classiques exercices structuraux, à une différence près : le gagnant est celui que ne donne pas des réponses mécaniques, qui écoute attentivement et anticipe les réponses ; ainsi de ce dialogue dans lequel l’enfant doit utiliser la structure « tout comme moi » :
‘
I went up one pair of stairs / Just like me / I went up two pairs of stairs / Just like me / I opened the door / Just like me / I crossed the room / Just like me / I looked out of the window / Just like me / And saw a monkey / Just like me
51(Opie, 1959, 1993 : 66). ’
- Une approche pluri-sensorielle et gestuelle, qui ancre les notions et contenus abordés dans le corps, qui permet la mémorisation par le toucher et le mouvement.
- La narration, ressort fréquent, et dont voici un exemple à propos du dernier contenu mentionné plus haut, la compétence socio-pragmatique :
‘Une fois, il y avait un homme qui était descendu au bord de la mer. Il avait enlevé sa chemise et s’était mis à la laver. Voilà qu’il passe un bateau chargé de charbon, allant en Italie. Quand l’homme a vu passer le bateau, il s’est mis à crier : « Venez ici, venez ici ! ». Alors les gens du bateau se sont approchés de la terre ; certains sont même descendus à terre. L’homme, les voyant venir, a demandé : « Est-elle blanche, ma chemise ? ». Les gens du bateau étaient fâchés ; ils lui répondent : « Comment ? Vous nous avez fait venir pour ça ? » Et ils se sont mis à lui donner des coups de pied dans le derrière ! L’homme à la chemise se met à gémir : « Mais… que faut-il dire, alors ? »
- Eh bien, dites donc « Vent en poupe ! Vent en poupe ! »
- Je le dirai ! Mais, vous m’avez quand même battu !
Là-dessus, l’homme à la chemise s’en va un peu plus loin. Il arrive dans un grand champ, et trouve un tas de blé qui prenait feu. Le voilà qui monte vers le tas de blé, en disant tout haut : « Vent en poupe ! Vent en poupe ! ». Alors, un de ceux qui cherchaient à éteindre le feu l’a battu, en disant : « On ne dit pas ça ! Quand le feu brûle, on n’invoque pas le vent ! »
- Mais que faut-il dire, alors ?
– Il faut dire : que saint Antoine te protège, que saint Antoine te protège !
– Bien, je le dirai ! Mais ne me battez plus. »
Là-dessus, l’homme à la chemise s’en va un peu plus loin. Il arrive devant des chasseurs, qui poursuivaient un sanglier ; et s’approche d’eux en criant : « Que saint Antoine te protège, que saint Antoine te protège ! ». Et voilà que le sanglier s’est sauvé dans le maquis. Le chasseur à qui le sanglier avait échappé s’est mis en colère, et il a battu l’homme à la chemise. « On ne dit pas « Que saint Antoine te protège » à une bête qui veut s’échapper.
– Mais alors, que faut-il dire ?
– Eh bien ! Il faut dire « D’abord celui-là, ensuite un autre ! »
L’homme à la chemise arrive dans un autre pays : là il rencontre un mort que l’on conduisait au cimetière. Voilà que l’homme s’écrie : D’abord celui-là, ensuite un autre ! ». Les gens qui conduisaient le mort au cimetière ont été indignés ; et ils ont battu l’homme à la chemise et lui ont fait des reproches : « On ne dit pas cela, quand on voit porter un mort en terre ! »
- Mais alors, que faut-il dire ?
– Il faut dire Pater Noster et Ave Maria.
– Je le dirai, maintenant, mais vous m’avez quand même battu ! »
Il marche, marche, arrive à une grand-route. Et là il trouve un âne mort. Voilà l’homme à la chemise qui se met à genoux et fait sa prière. Un passant descendait la route, il le voit et s’en étonne : « Que fais-tu là ? »
- Je dis Pater Noster et Ave Maria.
– Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire ! Ceux-là, on les prend par les pieds, et on les jette au loin. »
Cette fois-là, l’homme à la chemise n’a pas été battu, mais il s’est souvenu de ce qu’on lui avait dit. Il marche, marche, arrive à un pont. Là, au pied d’un figuier, un cantonnier était couché et sommeillait. Voilà que l’homme à la chemise l’aperçoit. Il l’empoigne par les pieds et le jette dans la rivière ! Cette fois-là il a été arrêté, et on l’a mis en prison. ’
Cette histoire traditionnelle (Muriel Bloch, 1986) est d’autant plus efficace qu’elle est construite en refrains. Elle contient également une réflexion didactique : L’homme qui répète sans comprendre est victime de didacticiens des langues pour qui la répétition est un outil privilégié.