Une large part du répertoire de chants et comptines a été créée par des adultes pour les enfants, dans une finalité éducative et affective. Mais il existe aussi une culture orale qui est créée par les enfants eux-mêmes, et dont les éléments donnent des indications sur leur processus d’apprentissages et leur réflexion métalinguistique :
‘L’enfant est inventeur de règles et de jeux de langage : ses trouvailles morphologiques comme ses compositions lexicales témoignent de l’ « intelligence » de son apprentissage (Régine Delamotte-Legrand, 1997 : 74).’L’univers de « l’entre-enfants » (Guy Barbichon, 1997 : 15) est depuis quelques années exploré par les socio-anthropologues dans différents espaces sociaux, la maison, la classe et la cour de récréation, la rue, etc. Cette culture participe de la mise en place d’échanges, de socialisation, de relations avec les autres groupes d’âge Les créations enfantines et les variantes sur des structures traditionnelles ont été collectées et analysées depuis plus longtemps par les linguistes et les musicologues : Opie (1959, 1987, 1993) pour la culture anglo-saxonne, Anne Bustarret (1986), Arleo (1999) et Chauvin-Payan (1997, 2000) pour la culture francophone. Nous avons recueilli des créations enfantines d’enfants de sept à douze ans, entre 1996 et 2000, et nous les avons confrontées à la culture orale habituellement transmise en milieu scolaire et disponible dans les supports commerciaux courants. Confrontation d’abord inspirée par l’observation des fonctions sociales et didactiques des plaisanteries enfantines et par une curieuse rencontre : celle de comptines de crachat, dites par un enfant qui à la dernière phrase crache dans la main ou sur les cheveux d’un autre ; l’une vient d’un recueil de comptines allemandes (Böhme, 1924, in Opie, 1959, 1993 : 63), l’autre a été recueillie par Opie à Birmingham, Lydney et Shrewsbury (1959 : 63), la troisième est la traduction d’une comptine traditionnelle khmère (Ivanovitch-Lair & Prigent, 2003) ; nous avons recueilli la quatrième à Lyon, en 1995. Cette comptine destinée aux enfants moqueurs comme à leurs victimes est exemplaire du caractère universel des comptines, de leur très libre circulation dans l’espace et le temps, de leur fonction de canalisation de l’agressivité grâce à l’humour :
‘ Ich sage dir wahr, deine Hand ist klar. Ich sage dir was, deine Hand ist nass 52 .Les créations enfantines que nous avons recueillies attestent de la constante inventivité des jeunes enfants ; ils ne se contentent pas des formes recueillies et commercialisées de la culture orale, mais adaptent ces dernières ou en créent de nouvelles. Ainsi de cette allitération en p, plus actuelle que les chaussettes de l’archiduchesse :
‘ Paul appelle Interpol, Interpol interpelle Jean-Paul, Jean-Paul est le Pape, le pape parle à travers une parabole. (J, 11 ans, 1998).’Une autre caractéristique des créations enfantines est la qualité didactique de leurs contenus comme de leurs approches. De nombreuses histoires drôles et plaisanteries sont empruntées à des emballages de friandise ou à des magazines pour enfants, d’autres sont créées par les enfants eux-mêmes et sont l’occasion de retours sur les normes linguistiques :
‘ Un jour, un père de famille, sa femme et son enfant montent dans le car et le père dit au receveur : vends-moi un ticket, une tickette et un ticketon. (L, 13 ans, Dakar, juillet 1996)’Un élève de dix ans rentre de l’école et reformule la leçon de grammaire française :
‘Alors tous les mots avec un accent circonflexe avant il y avait un « S ». Hosspital foresst hosstel.’Il marque un temps d’arrêt et enchaîne en riant :
‘Avant alors les chèvres faisaient béésss bééss !’Compétences socio-pragmatiques et didactiques des langues sont également abordées, et les deux histoires qui suivent, recueillies dans plusieurs écoles lyonnaises en 1995, n’ont rien à envier à celle de L’homme à la chemise, citée plus haut :
‘Alors c’est la maîtresse qui dit à Toto : « cet après-midi, il faut qu’t’aies appris tes quatre récitations ». Alors i’va voir son père : « Papa, qu’est-ce c’est la première récitation ? ». Son père i lui répond : « Des pâtes, des pâtes, oui mais des Panzani 54». Après i va voir sa sœur, non, son frère et il lui dit : « Bioman, bioman ! ». Après il va voir sa mère et elle lui dit : « Viens avec moi ! » après i’ va voir sa sœur et elle lui dit : « Chez elle ça pue des pieds chez elle ça pue des pieds ». Après i’va voir la maîtresse et la maîtresse elle lui dit : « Toto récite-moi ta récitation ». Alors, euh, Toto : « Des pâtes, des pâtes, oui mais des panzani ». Alors, la maîtresse : «Pour qui te prends-tu ? » « Bioman, bioman ! » « Toto, au coin » « Viens avec moi » « Va chez la directrice ! » « Chez elle ça pue des pieds chez elle ça pue des pieds ! » (J, 9 ans)La rime est largement présente dans les créations enfantines, comme c’est le cas pour cette chanson inventée au fil d’une promenade en forêt :
‘Nous revenons de la guerre, ouais, ouais, ouais / Nos amis sont au cimetière, ouais, ouais, ouais / Nous avons vaincu la terre, ouais, ouais, ouais / On leur a botté l’derrière, ouais, ouais, ouais / A ces gros – euh, camemberts, ouais, ouais, ouais / Et nous sommes bien fiers, ouais, ouais, ouais / De ce que nous venons d’faire, ouais, ouais, ouais. (Y, 13 ans, J & I, 11 ans, 1998)’La chanson ci-dessous a été recueillie à l’occasion d’un échange scolaire, en 1998. Les enfants italiens l’ont enseignée à leurs correspondants allemands, anglais et français ; les enseignants italiens n’avaient jamais entendu auparavant cet éloge de l’école buissonnière :
‘Siamo studentiEn récréation, un enfant de neuf ans évoque un groupe de manière critique :
‘ « Y a un groupe qui reste toujours ensemble / patati-patata 56 / rouge-à-lèvres et rouge-à-là » ’Un autre brandit sa main de manière menaçante :
‘« Qu’est-ce que c’est ça ? - Ta main ? - Ben ça va être ma main / dans ta gueule de pingouin ! »’Les créations enfantines ont deux spécificités : elles constituent un corpus de formation mutuelle, entre pairs ; la compréhension de ses contenus, en particulier lorsqu’il s’agit d’histoires drôles, n’est évaluée ni par un adulte expert ni par une notation, mais par le rire de l’auditeur.
Par leur forme, leur contenu, leur approche, elles appartiennent pleinement à la culture orale. Elles témoignent de compétences métalangagières qui se développent en dehors du cadre scolaire. Illustration, s’il en était besoin, des ressources existantes dans lesquelles l’enseignant peut puiser, auxquelles il peut se référer, pour encourager l’enfant à la fois à être conscient de ce qu’il sait et à transférer ses connaissances au service des apprentissages scolaires. Ces ressources sont aisément accessibles, il suffit pour les recueillir d’écouter les enfants dans les cours de récréation.
Vraiment, ta main est propre. Je te le dis, ta main est sale.
Voici la grange, voici l’étable. Et entre les deux, la mare au canard.
Les propositions faites à Toto sont chantonnées : sonal publicitaire, générique de dessin animé, chanson de variété puis chanson populaire.
Notre traduction ne rime pas aussi bien que le texte original : Nous sommes des élèves, nous sommes tous malades. Nous n’aimons pas l’italien, nous préférons Célentano. Nous en avons assez de l’histoire et de la géographie, nous voulons partir. Au revoir maîtresse, on a trop de stress ; au revoir maître, on a mal à la tête ; au revoir l’assistant, on a mal aux dents ; au revoir directeur, on a mal au cœur.
Allongement du « i », ce segment est de même durée que le suivant.