Deuxième partie. Quelques obstacles à la transposition didactique des savoirs savants et des savoirs sociaux des élèves

Introduction

Nous essayons dans cette seconde partie de faire le point sur les conditions de la transposition didactique, soit le « passage de savoirs savants à des savoirs enseignables puis enseignés » (Spaëth, 2005 : 9), et d’explorer l’espace entre les savoirs savants tels que nous les avons décrits plus haut et les gestes professionnels des enseignants, que nous verrons dans la partie suivante. Nous nous interrogeons sur ce qui peut faire écran à la réception des résultats de la réflexion actuelle et gêner la valorisation des compétences plurilingues et au contraire sur ce qui peut encourager les enseignants à prendre en compte les langues de leurs élèves et à promouvoir la diversité linguistique et culturelle dans la classe. Entre la situation d’enseignement, espace du fonctionnement didactique, et l’environnement, vaste monde qui inclut les chercheurs, les institutions, les parents d’élèves, Chevallard considère un sas, une « noosphère », espace de négociation où se rencontrent les acteurs concernés, « où l’on pense le fonctionnement didactique » (Chevallard, 1985 : 23). Dans cette «obligatoire distance qui sépare » le savoir savant du savoir enseigné (Chevallard, 1985 : 13), entre les savoirs sur la mobilité et la pluralité, et la classe de langue, existent un certain nombre d’accélérateurs et de freins.

Ceci nous amène à observer des éléments en amont de la profession d’enseignant et dans l’environnement professionnel lui-même. Dans l’environnement professionnel de l’enseignant, les textes et les directives d’institutions européennes et françaises définissent les contours du « savoir à enseigner », entre savoir savant et savoir enseigné (Chevallard, 1985 :14). En effet, les politiques éducatives et linguistiques actuelles ne sont plus seulement prises au niveau national, mais intègrent des éléments des concertations et des politiques européennes. Le Conseil de l’Europe, l'union européenne et le Ministère de l’Education Nationale ont pris plusieurs orientations qui tiennent compte des savoirs savants sur le plurilinguisme : selon ces orientations, chaque apprentissage dans une langue peut développer l’aptitude à apprendre d’autres langues, les enseignants sont incités à voir les langues et les cultures des élèves comme une ressource potentielle pour enseigner une langue étrangère (ou le français langue étrangère/ langue seconde). Qu’il s’agisse de l’enseignement d’une langue étrangère ou du français langue de scolarisation, les chercheurs, les didacticiens, les recommandations et les outils des institutions européennes61 et les programmes de l’école élémentaire paraissent à l'unisson : les situations de plurilinguisme en milieu scolaire ne sont plus considérées comme des problèmes a priori mais plutôt comme des atouts pour l’enseignement des langues et pour l’éducation à l’altérité. Les langues des élèves peuvent enrichir le bagage langagier de la classe et contribuer aux apprentissages de chacun. Les didacticiens ont conçu plusieurs outils pour ce type de démarche, que ce soit pour l’Eveil aux Langues (EOLE en Suisse, le projet européen Evlang) le Français langue seconde (ELAN au Canada) ou les langues étrangères.

‘Savoir une langue, c’est aussi savoir déjà bien des choses de bien d’autres langues, mais sans toujours savoir qu’on les sait. Apprendre d’autres langues permet généralement d’activer ces connaissances et de les rendre plus conscientes, facteur à valoriser plutôt de faire comme s’il n’existait pas. (Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues62, 2001 : 130)’

Indépendamment de ces encouragements à promouvoir la diversité linguistique et culturelle, quelle est l’image donnée des pratiques plurilingues et pluriculturelles dans les documents de ces institutions et dans les instructions officielles de l’éducation nationale française ? Nous analyserons des textes des institutions européennes, confronterons l'un à l'autre deux outils, le Cadre Européen Commun de Références pour les Langues et les Eurobaromètres. Nous rechercherons également de quelle manière les répertoires et les compétences plurilingues sont abordées dans les textes du Ministère de l’Education nationale française.

Nous analysons ensuite des manuels scolaires, car ce sont eux qui traduisent les savoirs savants en savoirs à enseigner, ils sont « l’aboutissement de la transposition explicite ou implicite de discours écrits, ceux des savoirs savants qui fondent les savoirs à enseigner » (Robert Bouchard, 2005 : 65) et le maillon intermédiaire entre les programmes et les recommandations ministériels et l’enseignant. Nous nous sommes intéressée à des manuels d’histoire et de langue de lycée publiés sur la même période et qui ont pu participer, en amont de la profession d’enseignant, à la représentation que les professeurs d’école ont des élèves et des pratiques linguistiques. La représentation que le corps enseignant a des élèves participe de la manière dont il reçoit de nouvelles connaissances et de celle dont il traite le savoir à enseigner, et en amont de la profession, les conceptions du futur enseignant sur les élèves ont pu être en partie modelées par l’enseignement d’histoire qu’il a reçu : comment y sont évoqués le plurilinguisme, les cultures plurielles et les mobilités des populations ? En quoi cet enseignement participe-t-il de l’image de l’élève en France et en Europe, dans sa relation aux langues et aux cultures ? La représentation des enseignants sur les élèves peut aussi avoir été influencée par l’enseignement de langue qu’il a lui-même suivi : comment les manuels de langues du lycée ont-ils (ou non) dépeint les situations de plurilinguisme dans les zones de diffusion de la langue cible ? Comment les répertoires plurilingues des élèves y sont-ils pris en compte ?

Yves Chevallard montre la nécessité d’irriguer le savoir enseigné par de nouveaux savoirs savants au moment où de nouvelles recherches contredisent les contenus enseignés. Il considère que le savoir enseigné «offre une variable de commande très sensible, permettant à moindre frais d’obtenir des effets spectaculaires » (1985 : 29), il est visible et explicite, grâce aux programmes et aux manuels et peut donc être contrôlé. Aussi avons-nous exploré les manuels de langue du primaire, dont nous pourrions attendre qu’ils aient prélevé et traité une partie des savoirs savants actuels. Traitent-ils du plurilinguisme, de la diversité culturelle, et comment intègrent-ils les avancées de la réflexion sur l’acquisition ? L’analyse des manuels de lycée et du primaire répond à deux questions différentes : les premiers permettent d’interroger les conceptions des enseignants, les seconds les outils à leur disposition. Nous avons cependant regroupé ces deux analyses, qui donnent ainsi une image du paysage éditorial récent et actuel pour les langues.

Notes
61.

En particulier le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, 2001.

62.

Noté dans ce qui suit CECRL.