Différents discours des institutions européennes

1.1. Les objectifs et les outils des institutions européennes

L’Europe n’est plus seulement considérée comme une addition d’états-nations, et les institutions européennes encouragent les travaux qui rendent compte du « plurilinguisme fonctionnel des populations européennes » (Lüdi, 2004 : 165) ainsi que la création d’outils pour son développement. Diversité linguistique et culturelle et capacité des citoyens à utiliser deux langues en plus de leur langue maternelle sont deux objectifs phares, dans une Europe dont le paysage linguistique est aussi complexe et varié que son paysage géographique. L’Union européenne distingue, pour ses institutions, les langues officielles (23) et les langues de travail, et pour les populations, les langues officielles, les langues nationales, les langues régionales, les langues extra-communautaires de citoyens de l’Union.

Ces catégories ne suffisent pas à rendre compte des situations dans leur complexité, en termes de rapports entre le nombre de locuteurs, le statut des langues, leur présence dans le paysage social, culturel ou scolaire de chaque pays. Deux exemples illustrent cela dans l’espace linguistique de la France : le polonais, depuis un siècle et demi langue d’origine d’une partie de la population française, a été plusieurs années langue extra-communautaire ; langue communautaire depuis 2004, il est peu pratiqué en France. L’arabe standard reste une langue extra-communautaire, mais la variété de l’arabe parlée par la communauté maghrébine arabophone est depuis 2002 considérée comme langue de France par la Délégation au français et aux langues de France, et le nombre de ses locuteurs est important. Reste que les distinctions faites par les institutions européennes reflètent le souci de rendre compte des pratiques linguistiques réelles et de promouvoir le plurilinguisme de l’espace européen. Le Livre Blanc de l’Europe considère que « la maîtrise de plusieurs langues communautaires est devenue une condition indispensable » pour les citoyens de l’Union, pour l’obtention d’un emploi, mais aussi pour développer des compétences interculturelles, « aller plus facilement vers les autres, découvrir des cultures et des mentalités différentes, stimuler son agilité intellectuelle. » Il fait du plurilinguisme « un facteur d’identité et de citoyenneté européennes » et « un élément fondateur de la société cognitive » (1995 : 10). Diana-Lee Simon (2005 : 91) souligne à quel point ces politiques linguistiques dessinent de nouvelles missions aux systèmes éducatifs : la dimension européenne doit être développée, selon l’article 126 du Traité de Maastricht, « par l’apprentissage et la diffusion des langues des états membres ». Le rôle de l’enseignant et de l’école ne sera donc plus seulement celui d’enseigner une langue comme un outil de communication, mais aussi de créer les conditions de l’échange, de la connaissance mutuelle, de la mobilité. Les objectifs des organisations européennes répondent à la fois aux recommandations issues des travaux sur les apprentissages et aux nouvelles configurations géopolitiques : ainsi, la priorité donnée dans les projets européens à « la langue de son voisin » réhabilite-t-elle l’intercompréhension qui prévalait autrefois dans plusieurs aires linguistiques, par exemple en terres occitanes, intercompréhension mise à mal par l’édit de Villers-Côteret. Alessi Dell’Umbria (2006 : 73) donne l’exemple de correspondances entre des marchands, au 14ème siècle :

‘Il fallait, pour le régime centralisateur des rois de France, cloisonner l’espace des échanges à l’intérieur des pays occitans ; et aussi par rapport aux pays voisins. (…) la correspondance se faisant en deux langues : le marchand génois comprenant le provençal et le marchand marseillais (d’origine florentine) étant à même de comprendre la réponse, écrite en toscan ou plutôt en génois. La domination absolutiste de la langue royale finirait par rendre impossible cette souplesse et cette aptitude au dialogue entre voisins. ’

Les instances de décision ne sont guère visibles dans le quotidien des Européens, malgré les considérables efforts de communication faits respectivement par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. Nous ne ferons pas ici une liste exhaustive des textes, recommandations et projets associés aux langues, au plurilinguisme, aux langues et cultures des élèves, et nous ne dissocierons pas dans le fil de notre argument l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe, car les deux institutions se sont données un objectif commun, la promotion de la diversité linguistique et culturelle, même si la première raison invoquée est différente :

‘« Pour la première, la pluralité est un facteur d’union ; pour le second, au nom d’une « Europe des citoyens », garante des droits fondamentaux (Traité d’Amsterdam), elle est un instrument chargé de recoudre les blessures des ruptures idéologiques, en faisant appel aux concepts de territoire et du patrimoine historique pour garantir le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique des citoyens ». (Murphy-Lejeune & Zarate, 2003 : 33)’

Toutes deux coopèrent et plusieurs outils du Conseil de l’Europe sont utilisés par l’Union européenne : la signature de la Charte des langues régionales ou minoritaires, créée en 1992 par le Conseil de l’Europe, est un préalable à l’entrée dans l’Union de pays candidats. Le Cadre Européen Commun de Références pour les Langues, également conçu par le Conseil, a déjà été adopté comme outil de référence pour l’enseignement des langues par plusieurs états membres de l’Union comme du Conseil de l’Europe. Elles ne s’adressent pas seulement aux citoyens des pays membres de leur institution : l’activité « La chasse aux trésors des langues » 63, par exemple, mise en ligne par le Conseil de l’Europe à l’occasion du 26 septembre 2007 Journée européenne des Langues, vise à mettre en lumière le lien affectif à la langue et le sens particulier des mots selon leur contexte géographique ou culturel, et s’adresse à des citoyens des 48 pays membres aussi bien que d’autres pays. Les programmes de l’Union européenne (Comenius, Erasmus, Léonard de Vinci, Grundtvig) sont accessibles aux 27 pays membres, à l’Islande, au Liechtenstein, à la Norvège, à la Turquie, et sous certaines conditions à d’autres pays. Les deux organisations, enfin, encouragent à l'utilisation et au respect des langues régionales et minoritaires, en tant que partie du patrimoine culturel, langues qui sont parlées par près de 50 millions de personnes dans les États membres de l’Union européenne. Le Conseil et l’Union reconnaissent des droits linguistiques à leurs citoyens, dont celui de pratiquer, dans une sphère privée ou publique, une langue extra-communautaire ou d’une autre région du monde. Le Conseil de l’Europe présente la Journée des langues en rappelant que :

‘«  : L'Europe possède un véritable trésor linguistique : on compte plus de 200 langues européennes, sans compter les langues parlées par les citoyens originaires d'autres continents. Cette ressource importante doit être reconnue, utilisée et entretenue. »’

L’action du Conseil de l’Europe et de la Commission européenne de l’Union européenne (en particulier celle du Commissariat à l’éducation, la formation, la culture et la jeunesse et du Commissariat au multilinguisme et au dialogue interculturel64) est diffusée et relayée par différents organismes et initiatives. Comme dans les autres domaines d’activité de l’Union européenne, la Commission affirme sa volonté d’impulser des changements importants et coordonnés sur l’ensemble des états membres, tout en respectant les valeurs fondamentales propres à chaque nation.

Egalement comparables, les méthodologies et les outils65 de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe pour mettre en œuvre leur politique linguistique tentent de privilégier un accès simple et rapide à l’information et une cohérence des objectifs et des moyens mis en œuvre. Les principales fonctions de ces outils sont :

  • L’observation des pratiques langagières, des besoins, des opinions.
  • L’implication de l’ensemble des acteurs, y compris d’acteurs en dehors des pays membres.
  • L’orientation de la politique linguistique, sous forme de recommandations, de prescriptions (textes de nature contraignante) et via la mise en place de structures d’action.
  • L’interaction entre la politique linguistique et les autres politiques. Les mesures de l’Union en faveur de la scolarisation des enfants des travailleurs migrants, par exemple, s’inscrivent dans le cadre du plurilinguisme, de l’éducation, de la mobilité, de la liberté de circulation des travailleurs. Le commissaire au multilinguisme interagit avec les autres politiques de l’Union, la culture, l'éducation, la communication, la politique sociale, l'emploi, la justice, la liberté et la sécurité.
  • La diffusion, la communication sur cette politique linguistique, pour permettre aux citoyens l'accès à la législation, aux procédures et aux informations dans leur propre langue, via des publications papier ou numérique. Ces communications présentent les orientations en faveur du multilinguisme, et en souligne la dimension culturelle. Le portail Europa (Union européenne) présente la politique multilingue adoptée par les 27 états membres, qu’il s’agisse de l’éducation, du respect des langues régionales et minoritaires, des langues de travail ; l’Union revendique le choix politique du multilinguisme officiel en tant qu’outil de gouvernance, choix unique au monde.
  • La promotion et l’appui logistique (structures d’encadrement et de guidage, financement, mise en relation) de projets qui favorisent les objectifs linguistiques : échanges scolaires, projets d’établissements, mobilité des étudiants, mais aussi des enseignants, des formateurs, des professionnels,
  • L’évaluation, enfin, des différentes activités.

Notes
63.

http://www.ecml.at/edl/treasures.asp

64.

Portefeuille créé en janvier 2007, il doit permettre la mise en œuvre du « programme stratégique en faveur du multilinguisme ».

65.

Lire à ce sujet le mémoire de DEA de Mélanie RICHET, Les questions éducatives dans la construction européenne : peut-on bâtir l’Europe communautaire sans l’Ecole ?