Nous avons tenté d’analyser les positions prises par les institutions européennes, dans leurs publications, études et communications, sur les points suivants : Quelles sont les conceptions associées aux objectifs visés par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe sur les pratiques linguistiques ? Le plurilinguisme est-il vu comme compatible avec la pratique de plus en plus importante de l’anglais ? Les variétés de langue sont-elles prises en compte et reconnues ? En un demi-siècle, les deux institutions ont modifié leurs priorités : si la connaissance de plusieurs langues est toujours préconisée, une plus large place est donnée à présent aux compétences plurilingues, en particulier à la compréhension, et à une conception décloisonnée des langues et des stratégies linguistiques. Dans la résolution de 1976, la Communauté européenne encourage à l’enseignement des langues des états membres. Dès 1984, l’objectif est « la connaissance pratique de deux langues en plus de leur langue maternelle »66 et en 1990 « un véritable plurilinguisme »67. Aujourd’hui, l’Union européenne « incite activement ses citoyens à apprendre d’autres langues européennes et (…) encourage l’utilisation des langues régionales et minoritaires»68. Comme le Conseil de l’Europe, elle associe l’enseignement des langues et le « multilinguisme réceptif », le développement de compétences linguistiques et celui du répertoire plurilingue.
Par la Convention culturelle européenne du 19 décembre 1954, le Conseil de l’Europe appelait les états signataires à promouvoir l’enseignement et l’apprentissage de leurs langues réciproques, de leur histoire et de leur civilisation. Ceci l’amène depuis à promouvoir des politiques visant à renforcer le plurilinguisme, la diversité linguistique, la compréhension mutuelle, la citoyenneté démocratique, la cohésion sociale. Le plurilinguisme est vu comme le droit de chaque citoyen et l’outil nécessaire pour participer à la démocratie. L’objectif du Conseil de l’Europe est le développement du plurilinguisme, « c’est-à-dire l’enrichissement du répertoire plurilingue d’une personne tout au long de la vie »69 :
‘« Les systèmes d’éducation doivent garantir un développement harmonieux des compétences plurilingues des apprenants grâce à une approche cohérente, transversale et intégrée, prenant en compte toutes les langues du répertoire d’un apprenant plurilingue, ainsi que leurs fonctions respectives ».’L’enseignement des langues fait partie intégrante de l’éducation plurilingue, qui donne toute leur place aux compétences plurilingues, car elle encourage :
‘« la prise de conscience du pourquoi et du comment on apprend les langues choisies ; la prise de conscience de compétences transposables et la capacité à les réutiliser dans l’apprentissage des langues ; le respect du plurilinguisme d’autrui et la reconnaissance des langues et de leurs variétés, quelle que soit l’image qu’elles ont dans la société ; le respect des cultures inhérentes aux langues et de l’identité culturelle d’autrui ; la capacité à percevoir et à assurer le lien entre les langues et les cultures ; une approche globale intégrée de l’éducation linguistique dans les curricula. »’Le rapport sur la conférence intergouvernementale sur les langues de scolarisation organisée par le Conseil de l’Europe70 insiste sur la nécessité « de réduire l’isolement et le compartimentage traditionnels des différents types de langues » (2006 : 15), qu’il s’agisse des langues acquises en dehors de l’école ou apprises à l’école (ibid : 12).
La place grandissante de la langue anglaise n’est pas occultée sur le portail Europa de l’Union Européenne :
‘Tout en reconnaissant la montée en puissance de l'anglais en tant que langue la plus parlée en Europe, l'UE entend veiller à ce que ce phénomène ne se fasse pas, avec le temps, au détriment de sa diversité linguistique.’En juillet 2003, une communication de la Commission des communautés européennes rappelle que « le simple apprentissage d'une lingua franca ne suffit pas » et regrette que « les langues étrangères parlées par les Européens (soient) peu nombreuses » et se limitent surtout à l'anglais, au français, à l'allemand et à l'espagnol. Mais cette position est contredite par l’évaluation conduite71 par l’Union en 2002, qui ne concernait que les apprentissages de la langue anglaise ; les résultats de cette évaluation ont été plus largement repris par les média que ne le sont la plupart des communications scientifiques mentionnées dans cette recherche, et ont renforcé l’image de la langue anglaise comme incontournable, quasi obligatoire. De plus, les journalistes et les acteurs de l’éducation s’en sont souvent emparés pour la lire comme une évaluation des compétences en langue étrangère72, alors qu’une seule langue était concernée. Enfin, cette évaluation ne donnait pas la possibilité d’évaluer l’impact sur les apprentissages de la proximité de la langue source et de la langue cible : les locuteurs d’une langue romane n’ont pas, par exemple, été évalués dans leur maîtrise d’une autre langue romane.
Parmi les outils du Conseil de l’Europe en faveur du plurilinguisme, citons le Centre européen pour les langues vivantes (CELV) ; il a un programme d’éducation aux langues dans une Europe multilingue et multiculturelle et impulse de nombreux projets ; l’un d’entre eux, « V a loriser toutes les Langues en E ur ope » (VALEUR)73 s’est intéressé de 2004 à 2007 au « potentiel du plurilinguisme caché », des « langues qui ne sont généralement pas enseignées ou ne concernent que de petits groupes éparpillés (mais) sont cependant une ressource importante » : langues des nouveaux migrants, de communautés d'immigrants établies depuis plus longtemps, langues régionales ou minoritaires, dix-huit langues des signes différentes. En décembre 2001, un Séminaire sur L’intégration des migrants en pays francophone s’est déroulé à Neuchâtel, Suisse. Organisé par les organismes linguistiques de la Communauté française de Belgique, de France, du Québec et de Suisse romande, parmi lesquels le Conseil supérieur de la langue française,ce séminaire permet la rencontre entre des institutions de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et d’états membres ou non74 d’au moins une des deux précédentes instances. Il a débouché sur des recommandations dont les trois axes principaux sont : une conception de la langue française comme langue commune, des mesures pour favoriser l’apprentissage du français par les migrants, le statut et la place accordés aux langues d’origine des migrants. L’une des six recommandations de ce séminaire est de « prendre appui sur les connaissances langagières des élèves » :
‘Tout apprentissage bien conçu doit prendre appui sur les connaissances acquises au préalable par les élèves. L’apprentissage de la langue française ne saurait se réaliser favorablement si la compétence en langue d’origine est ignorée ou déniée. Dans une perspective socioprofessionnelle, la diversité des connaissances linguistiques constitue d’ailleurs, tant pour l’individu que pour la société, un atout qui n’est pas à négliger. Dans cette optique, il est recommandé : de favoriser les démarches didactiques qui respectent et mettent en valeur les connaissances linguistiques de chacun (perspective comparative, démarches d’éveil et d’ouverture à la diversité linguistique, etc.) ; de mettre en œuvre des mesures pour éviter, là où ils existent, une marginalisation de fait des cours de langues et cultures d’origine.’Ces connaissances langagières ou répertoire plurilingue, lorsqu’il est invité dans la classe et mobilisé pour de nouveaux apprentissages est qualifié de curriculum de langues (Vollmer, 2006 : 8). Ce curriculum comprend alors la ou les langues de l’institution éducative, la langue de l’école et les langues enseignées comme matières, celles utilisées comme moyen d’enseignement d’autres matières, et toutes les langues avec lesquelles l’apprenant est par ailleurs en contact.
Le plurilinguisme interne (les variétés et les registres d’une même langue) s’ajoute au plurilinguisme externe (plusieurs répertoires de langues) ; il le précède même le plus souvent. Le Conseil de l’Europe, poursuivant sa réflexion sur le plurilinguisme, la compréhension mutuelle et l’inclusion sociale dans un nouveau programme sur la langue de scolarisation, fait le constat que le problème des enfants bilingues n’est pas nécessairement la langue parlée à l’école, mais la langue parlée par l’école, c’est-à-dire la langue de l’institution scolaire. Dans l’une des études préliminaires de ce programme, Van Avermaet (2006 : 6) rappelle qu’il est inapproprié de faire peser les difficultés des enfants issus de l’immigration sur le bilinguisme car le facteur ethnique (que l’on associe au bilinguisme des migrants) a un impact moins important que le statut socio-économique et le sexe (meilleure réussite des filles). Knapp (2006 : 7) cite également l’étude DESI75 conduite en Allemagne, qui indique que les élèves élevés dans un environnement multilingue ont des résultats presque aussi bons que les élèves dont l’allemand est la première langue, et bien meilleurs que ceux qui vivent deux monolinguismes différents à la maison et à l’école.
Nous pouvons voir dans ce qui précède une contradiction entre d’une part l’affichage d’une politique et la mise en place d’études et d’actions en faveur d’un répertoire plurilingue, et d’autre part des évaluations et des communications en direction des médias et du grand public qui nourrissent plus qu’elles n’ébranlent les représentations en faveur de l’anglais lingua franca.
Conseil des Communautés européennes, Secrétariat général. (1988). p.121.
Conseil des Communautés européennes, Secrétariat général. (1990). p.101.
http://europa.eu/languages/fr/chapter/14
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Division_FR.asp
www.coe.int/lang
Voir The assessment of pupils’skills in English in eight European countries, 2002.
Souvent, les enfants font la confusion entre anglais et langue étrangère. On ne saurait leur en faire grief, puisque cette superposition perdure aussi, semble-t-il, dans l’esprit de bien des adultes.
Site web de projet : www.ecml.at/mtp2/VALEUR
C’est le cas de l’Office de la langue française du Québec
DESI : Deutsch-Englisch-Schülerleistungen-International (Evaluation des compétences des élèves en allemand et en anglais)