1.3. L’évaluation des compétences plurilingues

La reconnaissance et le développement des compétences plurilingues sont encouragés par la commission européenne. Elles doivent se traduire, à l’école

‘en établissant des liens appropriés entre l'enseignement de la langue "maternelle", des langues "étrangères", de la langue dans laquelle l'instruction est dispensée et des langues des communautés migrantes76.’

Pourtant il n’est pas prévu d’évaluer ces compétences ; lorsqu’à l’occasion du Conseil européen de Barcelone, en mars 2002, les chefs d’État demandent la mise au point d'un indicateur des compétences linguistiques, dit Indicateur de Barcelone, la Commission européenne choisit une évaluation qui témoigne d’une vision réductrice : elle ne tire pas les enseignements de ses regrets de juillet 2003, mentionnés plus haut, et en août 2005, propose d’évaluer les élèves dans les cinq langues les plus fréquemment enseignées dans l’ensemble de l’Union (anglais, français, allemand, espagnol et italien). Cette évaluation se restreint aux langues de grande diffusion et à des modes d’enseignement scolaire, ne s’intéresse à aucune langue régionale, minoritaire ou extra-communautaire, ni aux modes informels d’apprentissage. Ce qui revient à se priver d’informations utiles et à signifier une fois de plus que toutes les langues d’Europe sont égales, mais que certaines le sont plus que d’autres. L’indicateur devra mesurer quatre compétences linguistiques: la compréhension à la lecture ; la compréhension à l’audition ; l’expression écrite ; l’expression orale, sans distinction entre la compétence d’interaction et celle de production orale. Un tel indicateur parviendra-t-il à rendre compte des compétences interculturelles, non verbales et plurilingues ?

Le Cadre européen commun de référence pour les langues, nous le verrons plus loin, a pu être réduit à un rôle de prescripteur lors de l’introduction de ses descripteurs dans les programmes de l’éducation nationale ; c’est d’abord un outil du Conseil de l’Europe pour « apprendre, enseigner et évaluer » les langues. Nous essayons ici, parmi toutes les propositions du CECRL, de voir celles qui relèvent plus spécifiquement du plurilinguisme et qui peuvent être utilisées pour les manuels de langue, que nous analyserons ensuite, et par les enseignants. Le CECRL définit l’approche plurilingue comme l’accent mis sur l’expérience langagière et culturelle de chaque individu considérée comme un continuum, « de la langue familiale à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes (que ce soit par apprentissage scolaire ou sur le tas) » (2001 : 11). Cette approche amène à modifier l’enseignement des langues, et à privilégier le développement d’un « répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques trouvent leur place » (2001 : 11). La culture n’est pas considérée comme un contenu ajouté à la langue étudiée : à l’inverse, c’est la compétence plurilingue qui est l’une des composantes de la compétence pluriculturelle, elle-même tissée de toutes les cultures (familiale, sociale, régionale, nationale, etc.) auxquelles l’individu a accédé (2001 : 12). Cette démarche étant définie, les auteurs du CECRL en envisagent la mise en œuvre, pour élaborer des programmes d’apprentissage, organiser des certifications en langues, évaluer en soulignant les acquis et les points positifs plus que les manques, et pour mettre en place un apprentissage auto-dirigé ; c’est-à-dire

‘développer chez l’apprenant la prise de conscience de l’état présent de ses connaissances et de ses savoir-faire, l’habituer à se fixer des objectifs valables et réalistes, lui apprendre à choisir du matériel, l’entraîner à l’auto-évaluation (2001 : 12).’

Le CECRL traduit ces objectifs généraux en gestes d’enseignement et stratégies d’apprentissage. Parmi les stratégies de production, la localisation des ressources permet une meilleure autonomie de l’apprenant ; des stratégies longtemps dévalorisées et décrites comme des « stratégies d’évitement », sont validées en tant que « stratégies de réalisation » : par exemple, l’adaptation à la langue cible (pour le français, la francisation) d’expressions de la langue 1 n’est pas rejetée a priori, si elle permet la communication (2001 : 53). Les outils de la communication non verbale sont reconnus (2001 : 72-73) : non seulement la prosodie, mais les onomatopées, le langage du corps, les gestes. Parmi les stratégies de réception, sont validées les prises d’indices dans le contexte linguistique et non linguistique, les approximations successives qui permettent de parvenir à la compréhension (2001 : 59). Le CECRL envisage les différentes caractéristiques possibles de la compétence plurilingue et pluriculturelle : elle est généralement déséquilibrée, non seulement d’une langue à l’autre et entre les capacités, mais elle peut aussi l’être entre culture et langue : on peut avoir

‘une bonne connaissance de la culture d’une communauté dont on connaît mal la langue, ou une faible connaissance de la culture d’une communauté dont on maîtrise pourtant bien la langue dominante. (2001 : 105).’

Selon ces différentes maîtrises, les stratégies mobilisées seront différentes, et les compétences sociolinguistiques et pragmatiques seront sollicitées et développées de diverses manières. Le développement de chaque compétence partielle répond à une situation particulière et enrichit la compétence plurilingue (2001 : 106). Il est donc important de permettre à l’apprenant de diversifier et d’affiner ses stratégies, mais aussi de l’amener à en prendre conscience, à les transférer d’une langue à une autre, d’un contexte à un autre, d’une tâche à une autre. Ceci vaut pour la compétence linguistique autant que pour les compétences sociolinguistiques et pragmatiques. L’approche plurilingue, précisent les rédacteurs du CECRL, amène à « sortir de la dichotomie L1/L2 », à considérer une seule compétence plurielle, pratiquée différemment selon les langues et situations, et en valoriser la composante culturelle autant que la composante linguistique (2001 : 129). Elle amène également à comprendre l’importance qu’il y a à valoriser les connaissances et compétences de quelque langue que ce soit, pour en apprendre d’autres (2001 : 130). Le portfolio, construit à partir de cette approche, est l’un des outils pour s’auto-évaluer, se fixer de nouveaux objectifs d’apprentissage et faire « l’articulation entre le curriculum scolaire et le curriculum existenciel » (2001 : 133).

Le Conseil de l’Europe évalue les effets des outils existants et propose de nouvelles avancées vers la prise en compte des compétences plurilingues. A propos du CECRL, J. Sheils, Chef de la Division des Politiques linguistiques du Conseil de l’Europe, se félicite de sa très grande popularité, tout en soulignant l’urgence « d’étudier les meilleurs moyens d’inclure et de reconnaître les langues maternelles et les langues de l’éducation dans le cadre du Portfolio» et en regrettant

‘que les utilisateurs de cet instrument n’aient pas tous bien compris qu’il s’agissait d’un outil descriptif et non pas normatif. Le CECR ne fixe pas de « normes » très strictes, que tous les pays et les établissements auraient l’obligation appliquer (2006)’

Le Conseil de l’Europe envisage donc dans son projet pour les langues de scolarisation de distinguer compétences linguistiques et compétences plurilingues, les objectifs d’enseignement d’une langue et« les objectifs minimaux et les éléments constitutifs (…) qui conduisent au plurilinguisme » (Vollmer, 2006 : 11). Les études préliminaires à ce projet proposent de nouvelles pistes de réflexion, pour une meilleure lisibilité et la mise en cohérence de trois outils d’évaluation (Martyniuk, 2006), le CECRL, le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA, OCDE), le Cadre européen des certifications (CEC). En février 2007, la Division des Politiques linguistiques du Conseil de l’Europe publie les résultats d’une enquête sur l’utilisation du CECRL, enquête à laquelle 30 états membres ont répondu. Les questions concernent les traductions faites dans différentes langues, les références au CECRL dans les documents officiels, son utilisation pour l’élaboration de programmes de formation et d’enseignement. Les résultats77 font apparaître à la fois que le CECRL est largement connu et apprécié, et qu’il est urgent de répondre à un certain nombre de besoins : faciliter l’utilisation du CECRL, mutualiser les pratiques existantes, créer des outils de formation.

L’optique ainsi privilégiée pour l’évaluation prend en compte les domaines d’utilisation de la langue (public, professionnel et éducationnel, mais aussi personnel) ainsi que les acquis dans différentes langues, y compris celles qui ne sont pas la langue de scolarisation. Le plurilinguisme n’est plus opposé au monolinguisme, mais comparé dans ses différentes formes : ainsi Florentina Sâmihaian (2006 : 9) propose-t-elle « d’effectuer une comparaison entre l’apprentissage de la langue et de la culture officielles par les migrants d’une part, et par les apprenants issus de minorités d’autre part », comparaison qui interrogerait directement les différents contextes de situations de bilinguisme. Alors que longtemps, les études sur les effets du bilinguisme faisaient peser sur les situations de bilinguisme familial le soupçon de provoquer des problèmes d’apprentissage, le point de vue de plus en plus affirmé est celui de difficultés engendrées par l’éviction de la langue familiale du champ scolaire (Byram, 2006). Autant d’indicateurs d’une poursuite de la réflexion sur l’évaluation et sur la prise en compte du plurilinguisme.

Notes
76.

Communication de la commission des communautés européennes, 24 juillet 2003

77.

MARTYNIUK, Waldemar & NOIJONS, José, 2007, Synthèse des résultats d’une enquête sur l’utilisation du CECR au niveau national dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, Strasbourg, Conseil de l’Europe