1.4.2. Quelques écarts et leur réduction

Les divergences entre les orientations plurilingues de l’union européenne et les conceptions qui affleurent dans les Eurobaromètres sont le plus souvent visibles dans la formulation des questions. Nous verrons que les deux enquêtes, en 2001 et 2005, ne sont pas rédigées de manière identique.

La formulation des questions occulte des profils bilingues ou des répertoires plurilingues. Ainsi l’Eurobaromètre de 2005 prévoit-il de poser une question ouverte concernant la langue maternelle. Si cette dernière ne fait pas partie de la liste des langues donnée à l’enquêteur, il coche « autre langue régionale » ou « autre langue ». Or cette catégorie inclut des langues régionales non indigènes dans le pays de l’enquête et des langues régionales ou minoritaires, ce qui empêche de recueillir une information précise sur la langue maternelle d’environ 1,4% des enquêtés ; les langues concernées peuvent être le sami, le breton, le gallois, le romani. Outre l’information linguistique, c’est aussi la mobilité dans l’espace européen qui n’est pas visible pour ce faible pourcentage.

Des répertoires plurilingues également associées à des parcours migratoires et ou à la mobilité professionnelle sont, selon le mode de questionnement, visibles ou occultés. Dans l’Eurobaromètre 2001, il est demandé à l’enquêteur de s’enquérir dans un premier temps de la langue maternelle, et de « spécifier les deux langues » pour les personnes bilingues. La question suivante porte sur « les autres langues » connues, et dans la suite de l’enquête, les questions portent seulement sur ces « autres langues », qui ne sont pas celle(s) mentionnée(s) dans la colonne « langue maternelle ». Les personnes enquêtées n’ont donc pas la possibilité de décrire leurs pratiques bilingues. Impossibilité accentuée par la formulation des questions :

«  A quelle(s) occasion(s) utilisez-vous régulièrement la première langue étrangère mentionnée (…) la seconde langue étrangère 80 mentionnée ?  »

Pour des citoyens européens bilingues, ni la langue nationale qu’ils pratiquent depuis l’enfance, ni la langue familiale (si elle est différente de la langue nationale) ne sont perçues comme « étrangères », et cette question ne permet pas aux personnes bilingues de s’exprimer à propos de l’une des deux langues qu’elles pratiquent. L’Eurobaromètre 2001 ne fait pas apparaître les différentes pratiques dans les langues utilisées. Ainsi, il est noté :

‘Une proportion significative de la population irlandaise considère l’irlandais comme sa langue maternelle (14%) et que ce chiffre monte à 62% au Luxembourg en ce qui concerne le luxembourgeois. ’

mais rien ne permet de comprendre quel usage est fait de l’une ou l’autre des langues de la personne bilingue, dans ces pays plurilingues. Le rapport ne permet pas non plus d’éclairer la manière dont les locuteurs français arabophones, par exemple, ont décrit leur usage oral de l’arabe dialectal Cet inconvénient est moindre dans l’étude de 2005, car toute langue différente de la langue maternelle déclarée spontanément par l’enquêté est considérée comme une première langue étrangère, même lorsqu’il s’agit d’une langue nationale dans le pays de l’enquête. La formulation de la question sur les autres langues que la langue maternelle va dans la même direction, puisqu’elle évite l’appellation « langue étrangère », qui poserait problème à la plupart des citoyens nés (ou ayant des parents nés) en dehors du pays de résidence :

‘Quelles sont les langues que vous parlez assez bien pour participer à une conversation, en dehors de votre langue maternelle ? ’

Compte-tenu de ces différences entre les deux enquêtes, l’une des conclusions de l’Eurobaromètre 2005, selon laquelle « le nombre de citoyens de l'Union européenne qui connaissent au moins une langue étrangère a augmenté de façon linéaire de 53 % en 2001 à 56% en 200581 » n’est peut-être pas à mettre entièrement au compte d’une progression du multilinguisme. Mais elle est, à coup sûr, un indicateur de la meilleure capacité des institutions de l’Union à observer l’ensemble des pratiques plurilingues.

L’Eurobaromètre 2005, rend mieux visible la réalité du plurilinguisme, grâce à la formulation des questions, et donne également une meilleure information sur la maîtrise de la langue qu’ont les citoyens nés (ou dont les parents sont nés) en dehors de leur pays de résidence :

‘L’analyse révèle également l’importance d’être capable d’utiliser une langue dans des situations authentiques avec des locuteurs natifs. 68% de ceux qui parlent anglais comme une langue étrangère en Irlande évaluent leurs compétences comme très bonnes82. C’est le cas pour 68% de ceux qui parlent l’allemand comme une langue étrangère en Autriche et pour 71% de ceux qui parlent le français comme une langue étrangère en France83. ’

Les questions des Eurobaromètres ne permettent pas d’évoquer des compétences interculturelles ou de communication non-verbale ; les descriptifs de compétences proposés aux enquêtés présentent des domaines réduits et des situations de vie assez éloignées de celles vécues par des locuteurs qui ont des compétences partielles dans une langue familiale ou autre. En omettant dans leurs rubriques des pratiques ordinaires, les Eurobaromètres oblitèrent une large gamme de pratiques plurilingues : ce sont, par exemple, et pour n’en citer que quelques-unes, l’usage de la langue familiale avec des commerçants du quartier, l’orientation de touristes dans sa ville, en langue étrangère ou familiale, l’assistance à des offices religieux ou à des concerts, etc. La formulation des questions ne permettent pas non plus d’évoquer la pratique d’une langue d’origine (différente de la langue nationale) sur le lieu de travail, alors que cette pratique est assez fréquente et permet

‘une auto-représentation meilleure et un sens plus marqué de sa propre valeur et de la légitimité de son identité, y compris linguistique ; dans certains cas, l’accès à des tâches mieux ciblées et adaptées aux compétences spécifiques des agents (Grin, 2004 : 22).’

La formulation de l’enquête, selon qu’elle est plus ou moins eurocentrée, peut influer sur les réponses données. Dès 2001, deux des réponses proposées à la question de l’Eurobaromètre sur les motivations pour enseigner une langue à des enfants, en particulier celles adressées aux parents d’enfants de moins de 20 ans (32% des enquêtés en 2001), permettent d’évoquer des pratiques familiales plurilingues :

Parce que je veux qu’ils comprennent comment vivent les gens dans d’autres pays européens
Pour améliorer leur avenir professionnel
Parce que cette langue est largement parlée en Europe
Parce que cette langue est largement parlée dans le monde
Parce que je veux qu’ils soient plus tolérants et acceptent les personnes d’autres cultures
En raison de la culture associée à cette langue
Parce que je veux qu’ils soient multilingues
Parce que nous avons de la famille ou des amis dans une région où cette langue est parlée
Parce que je veux qu’ils soient de vrais citoyens européens
Parce que nous allons en vacances dans une région où cette langue est parlée
Autre (SPONTANE)
Je ne pense pas qu'il soit important qu'ils apprennent d'autres langues européennes
(SPONTANE) - NSP

Néanmoins, la question initiale est : « Pour quelles raisons pensez-vous qu’il est important qu’ils apprennent d'autres langues européennes à l’école ou à l’Université ? », et cette restriction aux seules langues européennes ne peut que réduire l’évocation de pratiques langagières familiales plurilingues ; les 35000 élèves de l’enseignement ELCO de l’arabe en France en 2003-2004, pour ne citer qu’eux, se trouvent par cette question exclus des pratiques plurilingues. Cette restriction peut également influer sur la répartition des motivations des parents enquêtés en 2001 : la motivation familiale recueille le pourcentage le plus faible et nous pouvons nous demander s’il aurait été le même en ne spécifiant pas « langue européenne ». C’est ce qui apparaît à la comparaison des Eurobaromètres de 2001 et 2005 : la question centrale est modifiée, et le plurilinguisme familial dans les motivations des enquêtés passe de 7 à 18 % et du 13ème au 8ème rang. Le plurilinguisme familial est mentionné à hauteur de 26% en France. L’item à propos des vacances passe au 3ème rang en 2005 : il peut référer aux pratiques de loisir mais également au plurilinguisme familial ; la nouvelle formulation de la question, qui permet de prendre en compte les vacances prises par l’enfant sans ses parents, peut elle aussi jouer sur les réponses.

Dans le tableau ci-après, que nous avons établi à partir des résultats publiés des deux Eurobaromètres, nous voyons comment la conception de l’enquête, selon qu’elle est «eurocentrée » ou qu’elle propose une vision plus large du plurilinguisme, rend de nombreux répertoires plurilingues respectivement invisibles ou visibles.

Formulation des questions 2001 : pour quelles raisons pensez-vous qu’il est important que des enfants apprennent d’autres langues européennes à l’école ou l’université ? 2005 : pour quelles raisons pensez-vous qu’il est important que des enfants apprennent d’autres langues à l’école ou l’université ?
Pourcentage UE et France, rang de la motivation UE Fr UE Fr
2001 & 2005 Pour améliorer leur avenir professionnel 74,2% 1ère 77,5% 1ère 73% 1ère 76%
2001 & 2005 Parce que cette langue est largement parlée en Europe 35,9% 2ème 33,4% 3ème 28% 4ème 25%
2001 & 2005 Parce que cette langue est largement parlée dans le monde 39,1% 3ème 41,8% 2ème 38% 2ème 41%
2001Parce que nous allons en vacances dans une région où cette langue est parlée 2005 Pour qu’ils se sentent plus à l’aise quand ils vont en vacances dans une région où cette langue est parlée Non mentionné dans le rapport en ligne 30% 3ème 26%
2001 & 2005 Parce que je veux qu’ils soient multilingues 34%       28% 4ème 15%
2001 Parce que je veux qu’ils comprennent comment vivent les gens dans d’autres pays européens - 2005 Parce que je veux qu’ils comprennent comment vivent les gens dans d’autres pays Non mentionné dans le rapport en ligne 27% 6ème 24%
2001 & 2005Parce que je veux qu’ils soient plus tolérants et acceptent les personnes d’autres cultures. Non mentionné dans le rapport en ligne 23% 7ème 20%
2001 Parce que nous avons de la famille ou des amis dans une région où cette langue est parlée, 2005 pour qu’ils puissent communiquer avec de la famille ou des amis dans une région où cette langue est parlée 7 13ème Non mentionné dans le rapport en ligne Non mentionné dans le rapport en ligne 18% 8ème 26%
2001 & 2005 En raison de la culture associée à cette langue Non mentionné dans le rapport en ligne 14% 9ème 10%
2001 Parce que je veux qu’ils soient de vrais citoyens européens, 2005 pour qu’ils se sentent plus européens Non mentionné dans le rapport en ligne 13% 10ème 17%
2001 Il n’est pas important qu’ils apprennent d’autres langues européennes, 2005 Il n’est pas important qu’ils apprennent d’autres langues. 7.4% 12ème 8,4% Non mentionné dans le rapport en ligne 0% 14ème Non mentionné dans le rapport en ligne
Formulation des questions 2001 : pour quelles raisons pensez-vous qu’il est important que des enfants apprennent d’autres langues européennes à l’école ou l’université ? 2005 : pour quelles raisons pensez-vous qu’il est important que des enfants apprennent d’autres langues à l’école ou l’université ?

Les deux Eurobaromètres de 2001 et 2005 ne permettent pas d’appréhender l’ensemble des langues maternelles, communautaires ou non, et la gamme visible de pratiques, de compétences et de contextes plurilingues reste réduite, bien que l’Eurobaromètre de 2005 évite l’eurocentrisme de celui de 2001.

Un peu plus d’un an après l’Eurobaromètre de l’automne 2005 sur les langues, celui sur les comportements culturels cherche à évaluer le potentiel d’échanges interculturels en Union européenne, et choisit comme l’un des indicateurs l’intention d’apprendre une nouvelle langue. Cette question faisait également partie de l’Eurobaromètre 2005. Aussi avons-nous sélectionné et comparé ci-dessous les réponses de l’ensemble de l’Union, de la France et des pays ayant donné les réponses les plus opposées :

  Eurobaromètre 2005 sur les langues : envisagez-vous de commencer à apprendre une autre langue ou d’améliorer vos compétences linguistiques dans l’année à venir ? Eurobaromètre 2007 centré sur les cultures : Seriez-vous désireux(e) d’apprendre une nouvelle langue ou d’améliorer la maîtrise d’une ou plusieurs langues étrangères ?
  oui Oui
UE 21 % (UE à 25) 60 % (UE à 27)
Bulgarie 20 % 35 %
Grèce 09 % 52 %
France 20 % 63 %
Lettonie 39 % 76 %
Portugal 09 % 47 %
Suède 32 % 86 %

Pour l’ensemble de l’Union et pour chacun des pays, l’écart est important ; nous pouvons y voir l’effet du temps et la prise de conscience en deux ans de l’importance d’apprendre des langues, la limitation posée par la formulation de la question en 2005 (« dans l’année à venir »), et l’influence du cadre même de l’enquête. En 2007, la question sur les apprentissages de langues fait suite à d’autres questions sur les comportements culturels et différentes formes de convivialité et peut ainsi induire une motivation qui n’apparaissait pas dans l’enquête 2005.

Pour ce qui concerne les motivations plus fines, les écarts sont nets également, et l’Eurobaromètre sur les comportements culturels met aux quatre premiers rangs les rencontres et la satisfaction personnelle, avant les préoccupations professionnelles :

Items des questionnaires Eurobaromètre 2005 (langues) Eurobaromètre 2007 (cultures)
Pour avoir quelques notions de base lors de vacances à l'étranger 35% 52%
Pour votre satisfaction personnelle 27% 51%
Pour pouvoir comprendre les personnes d’autres cultures 21% 37%
Pour rencontrer des personnes d’autres pays 17% 31%
Pour l’utiliser au travail (y compris lors de voyages d’affaires à l’étranger) 32% 28%
Pour pouvoir travailler dans un autre pays 27% 25%
Pour obtenir un meilleur travail en (NOTRE PAYS) 23% 19%

En comparant l’Eurobaromètre 2005sur les langues à celui en 2007 sur les comportements culturels, il apparaît que le format même de l’enquête induit des réponses plus ou moins centrées sur les usages professionnels des langues étrangères, selon l’ensemble des questions environnantes.

Notes
80.

Idem.

81.

Résumé en français, p. 107. Le rapport complet, en anglais, adopte la formulation de « la bouteille à moitié vide », p. 9 : Fewer Europeans remain without competences in foreign languages than four years before, the drop being from 47% in 2001 to 44% in 2005.

82.

Il peut donc s’agir, pour partie, de personnes dont la langue maternelle est l’irlandais.

83.

The analysis also reveals the importance of being able to use the language in authentic situations with native speakers. 68% of those who speak English as a foreign language in Ireland rate their skills to be very good. This is also the case for 68% of those speaking German as a foreign language in Austria and for 71% of those speaking French as a foreign language in France. (C’est nous qui soulignons).