La mise en page des textes officiels sur les langues à l’école, depuis 1989, reflète le souci de créer une nouvelle discipline tout en se référant à chaque discipline linguistique : ceci se traduit par une partie commune suivie d’objectifs et de recommandations de mise en œuvre déclinés pour chaque langue, pour les langues étrangères comme pour les langues régionales86. Dans les titres et les mots-clés des textes parus de 1973 à 2001 et dans les programmes de langues au primaire à partir de 2002, nous avons cherché à analyser comment l’institution se positionnait vis-à-vis des répertoires plurilingues. Nos premiers indicateurs étaient les occurrences des mots : bilinguisme, français langue étrangère, français langue de scolarisation, langue et culture d’origine, langue étrangère, langue régionale, langue vivante, plurilinguisme, mais également la formulation des objectifs pour cette discipline.
La terminologie dans les textes de l’éducation nationale française reflète à la fois les évolutions de la didactique et les difficultés à définir les contours de cette nouvelle discipline. De 1973 à 1995, cet enseignement/ apprentissage est considéré comme « précoce ». Il fait l’objet d’une « expérimentation contrôlée » à partir de 1987, c’est une « innovation pédagogique » (1991) qui devient initiation de 1995 à 1997, et véritable enseignement à partir de 1998 (une mention antérieure en janvier 1984). Il est associé à la maîtrise de la langue en 1991, et le reste jusqu’à 2007, à la fois pour les horaires et pour les contenus : les enseignants sont encouragés à avoir une démarche métalinguistique et à faire comparer les langues par les élèves.
La formulation « langues vivantes à l’école », jusqu’en 2002, est présente dans les titres et les mots-clés pour l’allemand (2 mentions) et le russe (1 mention), l’anglais, l’arabe, l’espagnol, l’italien et le portugais (4 mentions). Le chinois devient une « langue vivante » à l’école à partir de juillet 2002, l’alsacien, le basque, le breton, le catalan, le corse, le mosellan et l’occitan à partir de juin 2003 : le terme « langue vivante » est moins une caractérisation qu’une dénomination pour saluer l’entrée de ces langues dans le champ des connaissances enseignées. D’autant que les termes de l’institution, pour qualifier le lien entre langues régionales et contemporanéité, varient. En avril 2007, langues régionales et étrangères sont opposées : «La langue régionale permet de mieux appréhender l’originalité de sa région et son passé 87 ; la langue étrangère élargit ses connaissances du monde et son approche de l’autre ». Le positionnement est différent en septembre 2007, dans le numéro spécial à propos des langues régionales : le préambule rappelle que l’apprentissage des langues régionales sous la forme soit d’enseignement de langue soit d’enseignement bilingue est « une ouverture sur le monde et la diversité culturelle, à l’instar de celui des langues européennes (…) Les substrats historiques et sociaux des langues régionales permettent à l’élève de trouver sa place dans un monde en mutation entre tradition et modernité et de comprendre les richesses dont il est porteur». La langue régionale n’est plus cantonnée dans le champ du folklore passéiste, la voie est ouverte à l’étude des aires linguistiques différentes de celles des états-nations88 et aux stratégies d’intercompréhension.
Seul l’allemand est associé à l’expression « langue partenaire », en février 1980, et cette dénomination est liée au contexte historique du traité de coopération franco-allemande, signé par De Gaulle et Adenauer en 1963 pour promouvoir la paix, et de la création de l’éducation bilingue.
Les langues régionales ne sont associées ni à l’expression « langue maternelle » ni à celle « langue d’origine ». Nous pouvons y voir à la fois l’affirmation de l’état-nation, qui envisage difficilement que des langues régionales soient langues maternelles, après en avoir encouragé la disparition au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles. Ce peut être aussi le constat implicite d’une très forte diminution de l’usage des langues régionales et de leur existence en tant que langue maternelle, et celui que les migrations internes de populations arrivant dans de grandes métropoles et ayant en usage une langue régionale sont souvent anciennes et que le terme « langue d’origine » n’est donc pas justifié.
Cependant, si nous considérons cette terminologie en regard de celle employée pour l’arabe et le turc, elle signifie qu’un enfant parisien, de nationalité française, est a priori considéré comme ayant le français pour langue maternelle si ses parents sont nés bretons, et l’arabe ou le turc pour langue maternelle si ses parents sont nés algériens ou turcs. Dans ces conditions, il peut être intéressant de voir quels termes sont employés à propos de ces enfants dont les langues sont maternelles, d’origine, étrangères et/ou vivantes.
Dans les titres et les mots-clés des bulletins officiels consacrés aux langues, les langues d’origine sont associées 5 fois à « langue nationale » (des élèves immigrés), 2 fois à langue maternelle, 1 fois à langue turque, 1 fois à langue arabe ; 5 fois à l’appellation « d’élèves (ou) enfants immigrés, d’immigrants », 7 fois à celle « d’enfant d’étranger », 1 fois à « enfants turcs » (à propos de l’enseignement du turc), 1 fois à « enfants algériens » (à propos de celui de l’arabe). Les tâtonnements de l’institution pour nommer les écoliers qui ont suivi l’enseignement dit ELCO, et dont un grand nombre sont des enfants français, font écho au « flou sémantique » qui « renvoie à des contradictions qui sont au cœur du modèle français ‘d’intégration’ » (Amiri et Stora, 2007 : 158), et que nous avons évoqué plus haut dans le champ théorique.
Le terme de minorités turcophones ou arabophones, qui pourrait résoudre le dilemme, n’apparaît pas dans les titres et les termes-clés. Le parti-pris de l’observation et de la prise en compte des pratiques de tous les élèves serait une solution à la fois respectueuse et pragmatique. A l’inverse, pour les langues familiales, et en particulier pour les langues d’immigration, le fait de ne pas se référer à une pratique mais de chercher à identifier une catégorie d’élèves a plusieurs conséquences. Cela ne rend pas compte de la réalité des pratiques linguistiques, qui dans la classe sont plus pertinentes que les nationalités (des parents le plus souvent) : tel enfant de parents turcs est kurdophone, tel autre né en Algérie est berbérophone. Nous sommes loin des objectifs du CECRL : les maîtrises différenciées de compétences différentes ne sont pas mises en valeur par ces catégorisations. Enfin, l’universalisme cher aux institutions républicaines est mis à mal. Nous avons ici une illustration du choix difficile entre l’indifférenciation, qui aboutit souvent à la négation des individus, et la catégorisation, qui risque d’enfermer dans des identités fictives et/ou stigmatisantes.
L’appellation « langues d’origine » fait son avant-dernière apparition en 1982, et la dernière en 1995 pour définir les horaires de langues. Paradoxalement, c’est au moment où l’arabe obtient à l’école primaire le statut d’une discipline susceptible d’être enseignée à tous et où les enseignants sont encouragés à développer les comparaisons entre les langues et la réflexion métalinguistique chez leurs élèves89, cette langue court le risque de devenir moins visible lorsqu’elle est aussi langue familiale pour certains enfants. Les rédacteurs des programmes d’arabe pour le primaire prennent en compte cet élément :
‘La connaissance de cette langue et de sa culture envisagées ainsi dans leur dimension culturelle et internationale est présentée en classe dès l’enseignement primaire comme un outil d’avenir pouvant servir à tous les enfants, qu’ils soient issus ou non de l’immigration (2007)’Lorsque sont abordées les ELCO ou la maîtrise de la langue, les enfants allophones sont décrits en creux : ils ne sont pas dénommés comme « parlant une autre langue » mais comme « n’ayant pas le français comme langue maternelle » (2002, 2007). Dans les programmes d’avril 2007, de manière assez surprenante, c’est à propos de l’enseignement de langue vivante que sont évoqués ces élèves et la possibilité d’avoir recours à des « médiateurs bilingues ». Les rédacteurs du programme paraissent avoir des difficultés à se positionner de manière nette : ils envisagent dans la même phrase que ces élèves allophones puissent « bénéficier d’un soutien linguistique dans leur langue » (ce qui sonne comme la remédiation à un handicap) « afin de tirer le meilleur profit de leur bilinguisme » (ce qui sous-entend un capital linguistique). De plus, il arrive certes que les normes culturelles de l’apprenant soient en contradiction avec des règles de la langue cible et gênent ses apprentissages. Rinvolucri mentionne quelques-uns de ces interdits culturels, dont les difficultés d’apprenants germanophones à apprendre « What does he look like ? » car le code de politesse inculque aux enfants allemands à ne pas dire « was », équivalent de « what » (1987 : 5). Claude Hagège montre comment les mouvements articulatoires nécessaires à la prononciation de sons de la langue cible peuvent faire l’objet de réticences de la part des apprenants si ces gestes leur sont culturellement incongrus (1996 : 22). Mais ce n’est pas en classe de langue, au primaire, que ces problèmes sont les plus fréquents, et ils ne sont pas spécifiques aux enfants de migrants. Le plus souvent, c’est dans d’autres disciplines, par exemple les mathématiques, que les difficultés linguistiques peuvent gêner leurs apprentissages (Stella Baruk, 1998, Girodet, 1996). En Allemagne, l’étude DESI a récemment évalué les compétences des élèves en allemand et en anglais, et montre que « dans des conditions d’apprentissage égales par ailleurs, les élèves qui parlent l’allemand langue étrangère en deuxième langue ont par rapport aux autres élèves une avance d’environ six mois » en anglais langue étrangère (Knapp, 2006 : 13).
La parution des instructions officielles pour ces dernières est généralement postérieure à celle pour les langues étrangères.
Ici et dans les lignes suivantes de ce chapitre, c’est nous qui soulignons.
Par exemple le catalan langue européenne et régionale.
B.O. 32, septembre 1991