2.2. Les répertoires plurilingues dans les textes officiels pour l’école primaire

Nous avons recherché, dans les textes officiels que nous avons analysés, la place donnée aux répertoires plurilingues : sont-ils mentionnés, est-il envisagé de les évaluer et de leur donner une place dans la classe ? Quels sont les liens proposés entre les enseignements des différentes langues et également avec les langues familiales ? Quelles conceptions des langues et de leurs variétés apparaissent dans les instructions ?

Le terme « plurilinguisme » n’apparaît pas dans les titres et les mots-clés des textes officiels de 1973 à 2001. Le terme « bilinguisme  » est mentionné 8 fois, toujours en lien avec l’enseignement bilingue, et associé 6 fois aux langues régionales, 2 fois aux dialectes, 3 fois aux langues vivantes et 2 fois aux langues étrangères, mais pas du tout aux langues d’origine. En ce qui concerne les différentes langues mentionnées, bilinguisme et enseignement bilingue sont associés 1 fois à l’allemand ; 1 fois respectivement au basque, au breton, au catalan, au corse, au mosellan, et à l’occitan, ce qui renforce l’association entre bilinguisme et langues régionales. Le terme « bilinguisme » n’est associé ni à l’arabe, ni au turc, ni au portugais, ni à l’italien, ni à l’espagnol, langues d’immigration qui sont pourtant d’importants viviers de pratiques bilingues : les écoliers bilingues, aujourd’hui, le sont moins souvent dans une langue régionale que dans une langue d’immigration. C’est que les titres et mots-clés des Instructions Officielles n’ont pas pour objectif de rendre compte de la réalité linguistique en France : ils ne désignent pas les enfants bilingues, mais l’enseignement en deux langues, le français langue habituelle de scolarisation et une langue régionale ou étrangère (Mäsch, 1995 : 47). Ceci n’est pas en contradiction avec ce que nous avons noté plus haut à propos des langues maternelles et des langues d’origine : le bilinguisme qui est l’objet des attentions de l’Education Nationale n’est pas celui de la pratique sociale et familiale de certains élèves mais celui de certains dispositifs d’enseignements. Et lorsqu’un bulletin officiel (septembre 2001) envisage « une modalité d'apprentissage permettant la pratique d'un bilinguisme équilibré », il ne s’agit pas de transmissions informelles ni de pratiques langagières privées, mais de « l’enseignement bilingue par immersion ». Les apprentissages en dehors de l’école, le contrat didactique, les séquences potentiellement acquisitionnelles dans des conversations exolingues ne sont pas des préoccupations visibles dans les titres et les mots-clés des bulletins officiels de l’éducation nationale.

Le ministère de l’éducation nationale s’est plusieurs fois préoccupé de l’évaluation des acquis des élèves. En juillet 2005, les deux inspections générales90 ont publié un rapport à ce sujet91 et soulignent qu’il est important de s’intéresser

‘« aux savoirs des élèves, ou à leur « Savoir », à leurs connaissances, à leurs méthodes de travail, à leur savoir penser, à leur savoir-faire, leur savoir-être, leur savoir-apprendre, leurs talents, leurs vertus, leur mémoire, leurs compétences, leur valeur sur tel ou tel marché etc. » (2005 : 3)’

tout en rappelant que les acquis des élèves ne peuvent être pensés comme uniquement scolaires :

‘Cette question de la distinction entre acquis scolaires et extrascolaires ne se pose pas seulement quand il s’agit de culture : non seulement les situations des élèves diffèrent à cet égard selon leur environnement socioculturel, mais le monde contemporain offre une grande variété d’occasions (pas nécessairement plus qu’autrefois, mais dans des champs différents) d’acquérir hors de l’école connaissances, compétences7, références à des valeurs et références culturelles. Démêler les deux types d’acquis est parfois impossible8, sauf à considérer que les acquis de l’école correspondent la plupart du temps davantage à des prescriptions que les autres (2005 : 7)’

Il est conseillé de prévoir, outre des évaluations formatives et sommatives, des évaluations diagnostiques, des états des lieux des compétences, des acquis préalables nécessaires, des représentations des élèves (2005 : 41). Ces évaluations diagnostiques devront nourrir l’enseignement mis en place, et l’institution, dans son rapport sur les livrets de compétences92, s’inquiète qu’elles ne soient pas encore une pratique courante (2007 : 7). Ce rapport cite le Cadre Européen de Référence des compétences clés pour l’apprentissage tout au long de la vie, publié en novembre 2004 :

‘«  Les compétences clés devraient être transférables, et donc applicables à diverses situations et contextes, et multifonctionnelles : en ce sens qu’elles puissent être utilisées pour atteindre plusieurs objectifs, résoudre des problèmes de genres divers et pour accomplir des tâches différentes » (2007 : 9).’

Il invite à mobiliser, intégrer et mettre en réseau une « diversité de ressources », les ressources internes propres à l’élève, les ressources externes mobilisables dans son environnement (2007 : 11). Mais ces incitations à mobiliser toutes les ressources et à pratiquer l’évaluation diagnostique, qui est nécessaire à l’enseignant pour construire son enseignement, et à l’élève pour rentrer dans une démarche d’auto-évaluation, ne sont pas reprises dans les instructions pour les langues au primaire. Au contraire, la classe de CE1 est désignée comme

‘la première étape d’un parcours linguistique qui continuera au-delà de l’école et durant lequel l’élève sera amené à acquérir des capacités à communiquer dans au moins deux langues autres que le français. ’

Pour intéressante que soit la référence à un parcours linguistique, il est surprenant que celui-ci soit supposé ne commencer qu’à l’école, alors que l’enfant aujourd’hui, même si sa famille est monolingue, est confronté très tôt à différentes langues, dans son quartier, à la télévision, en vacances, et de plus au CE1, alors que l’ouverture à d’autres langues et cultures est prévue dès la maternelle93. Cette représentation du parcours linguistique est confirmée dans la déclinaison des objectifs :

(à l’école) « Les élèves découvrent que l’on parle différentes langues dans leur environnement, comme sur le territoire national. Ils sont amenés à développer à leur égard une attitude de curiosité positive. » (…) « L’élève, en apprenant une langue vivante, s’ouvre à une autre culture. Il découvre qu’il existe d’autres horizons, d’autres pays, d’autres manières de vivre. La curiosité mène ainsi à la connaissance. » ’

L’élève comme terre vierge ; si bien sûr il est appréciable que l’école ouvre sur de nouveaux horizons, il n’est pas envisagé dans ce préambule de mettre ces autres pays, ces autres manières de vivre, en écho avec la manière dont l’élève a appréhendé la diversité locale. Certaines instructions officielles du ministère de l’éducation témoignent même de peu de confiance dans les ressources culturelles du groupe classe. A propos du cycle 2, le B. O. cité plus haut met en lien le domaine « Découvrir le monde », apprentissage des langues étrangères ou régionales, l’éducation littéraire et artistique, le répertoire de chants en éducation musicale

‘La lecture de textes, l’observation d’images, le recours à la Toile et à la correspondance électronique permettent aux maîtres de montrer à la fois la richesse et la diversité des cultures du monde et l’unité de l’humanité, conduisant à de premières formes de solidarités qui dépassent l’horizon étroit du groupe.’

Pourtant, dans les instructions officielles au sujet des langues à l’école, le discours à propos des enfants qui vivent des situations plurilingues se modifie. Pour deux langues en particulier, les enseignants sont encouragés à prendre en compte les acquis hors-scolaires de l’enfant : les programmes d’arabe, tout particulièrement, considèrent comme des ressources l’ensemble de la communauté d’apprenants (qu’ils soient ou non familiarisés avec la langue arabe) :

‘Tout en partant de ce que l’élève sait déjà ou croit parfois connaître sur le monde arabe, l’enseignant favorise une attitude active chez l’enfant (…) est attentif à concevoir l’ensemble des activités en fonction d’enfants non dialectophones et ne disposant d’aucun pré-requis. L’ouverture à l’altérité passe alors par la mise en valeur du potentiel représenté par les différentes cultures des élèves de la classe. Le vécu des élèves sert de passerelles vers des manifestations plus savantes de cette culture. (2002, 2007)’

Et pour le portugais les enseignants sont invités à exposer les élèves à la variante parlée par un élève lusophone non portugais. Mais ne sont pas abordés, dans les programmes, le recours aux acquis des élèves dans des cadres qui ne sont ni scolaires ni familiaux : le marché, les vacances, les contacts professionnels de proches, les centres de vacances ou de loisirs…

Cependant, le « développement de la sensibilité aux différences et à la diversité culturelle » est considéré comme un objectif important :

‘Comme dans les autres apprentissages, la pédagogie en langue vivante s’appuie sur l’expérience concrète de la classe ou de l’environnement immédiat de l’élève. C’est dans cet environnement familier qu’est ancrée la dimension fonctionnelle de la langue (…). Cette proximité permet de développer la langue de communication immédiate  (B. O. préambule commun, août 2007, spécial langues régionales, septembre 2007)’

Cette diversité culturelle présente dans l’environnement proche des élèves est prise en compte différemment selon les langues. La sollicitation est importante pour les langues régionales (ibid) :

‘L’apprentissage ne peut se faire qu’au prix d’une exposition suffisante à la langue et d’une pratique régulière de celle-ci (…) On prendra appui sur la sensibilisation à la langue qui peut exister soit dans le cadre social soit dans le cadre scolaire. (…) Le caractère authentique des acquisitions culturelles visées est assuré par l’observation du patrimoine de proximité ou du patrimoine plus lointain.’

Les liens entre la classe et la vie hors de la classe sont ensuite déclinés différemment selon les langues régionales94 ancrées dans leur territoire. Pour le basque, le breton, le catalan, le corse, l’occitan (et la langue d’oc), les langues sont abordées en référence au CECRL en termes de niveau à atteindre et de contenus cibles : quelques repères d’ordre géographique, historique et culturel sont donnés, ainsi que des expressions idiomatiques. S’y ajoute, pour le basque, des éléments sur  le statut de cette langue en France et en Espagne, ses zones de diffusion (la diaspora), son histoire, sa place en Europe. Pour cette langue également, les enseignants sont encouragés à « prendre appui sur les ressources issues de l’environnement familial ou très proches de l’élève ». Pour l’occitan-langue d’oc, les enseignants sont incités à faire repérer par les élèves cette langue dans leur environnement proche : les toponymes, les produits de la vie quotidienne, la publicité, la signalétique. Pour l’arabe, il est recommandé que l’enseignant

‘évite une langue reconstruite, propose une culture crédible qui privilégie les manifestations actuelles et visibles sur le territoire français (2007).’

A propos de l’italien, l’enseignant est encouragé à « ouvrir une fenêtre sur l’Italie » et à « ménager à cet effet un coin ‘Italie’ régulièrement mis à jour avec la contribution des élèves ». Et pour le portugais, les enseignants sont encouragés à prendre en compte leur lieu d’exercice :

‘La proximité géographie du Portugal ou du Brésil détermine le choix de l’approche culturelle et le choix du lexique. ’

Une autre forme de lien avec l’environnement proche est l’implication de locuteurs de la langue enseignée, conseillée pour toutes les langues abordées sous forme de correspondance et d’échanges, mais aussi via « le contact avec des interlocuteurs italiens », la présence d’un assistant portugais dans l’école, l’intervention ponctuelle de locuteurs des langues enseignée pour des activités linguistiques et des projets pédagogiques (cycles 2 et 3), pour des activités d’ouverture sur le monde (cycle 3). En conclusion, le lecteur des instructions officielles pourra regretter que les rédacteurs des différentes langues n’aient pas mis en commun leurs suggestions et leur réflexion, ce qui aurait permis une meilleure prise en compte de la réalité des environnements linguistiques dans toutes leurs dimensions.

En cycle 2 comme en cycle 3, et jusqu’en 2007, l’enseignement de langue est mis en lien avec celui de la langue française. L’éducation plurilingue consiste, entre autres éléments, à encourager les élèves à observer les échanges entre les langues et les apports mutuels, ce que prévoient les programmes de l’école :

‘« Les élèves doivent savoir que certains des mots de la langue viennent d’emprunts à d’autres langues, que les mots de notre langue ont une histoire, que les mots vieillissent, disparaissent, apparaissent et parfois réapparaissent ». (BO n° 5 du 12 avril 07 pour le cycle 3, français)’

Objectif en cohérence avec les instructions pour la langue arabe, pour laquelle est encouragée la réflexion sur les liens entre les langues, entre les cultures :

‘« Le maître choisit des activités mettant en évidence (…) les liens existant entre les langues et cultures de proximité et la langue et la culture arabe : phonèmes communs (et ils sont nombreux), mots transparents, toponymes, noms propres, mots français d’origine arabe… enfin une ouverture commune sur la Méditerranée avec toutes ses implications culturelles. »’

L’importance de reconnaître les variantes des langues est abordée pour les différentes langues étrangères ou régionales ; ainsi quatre variétés (le provençal, le languedocien, le gascon, le limousin) et deux graphies (mistralienne et classique) sont-elles abordées pour l’occitan-langue d’oc ; pour le portugais,

‘il va de soi que l’on ne s’interdira pas d’exposer les élèves aux variantes d’autres pays lusophones si des opportunités locales sont offertes (académies des Antilles, académie de la Guyane) ’

Pour l’alsacien, le mosellan, l’arabe, c’est à l’enseignant, en tenant compte de ses compétences et de son auditoire, de choisir la forme dialectale qu’il mettra en articulation avec l’allemand ou l’arabe littéral. Les instructions de 2002 et 2007 insistent sur la pluralité de la langue arabe (pluralité des dialectes, des registres, et variétés de langue), et le choix du dialecte de référence est toujours laissé à l’équipe enseignante, ce qui n’exclut pas le recours aux autres dialectes.

L’intercompréhension entre langues régionales et langues européennes n’est pas abordée à propos des langues romanes, elle ne l’est que pour l’alsacien et le mosellan, deux variétés de l’allemand95 :

‘la connaissance partielle ou plus complète des dialectes alsaciens ou mosellans accélère l'apprentissage oral et écrit de l'allemand, facilite et favorise l’acquisition d’une compétence bilingue français – allemand par les élèves.’

La découverte des langues est considérée comme une ouverture sur le monde et la connaissance de l’Europe et la construction d’une citoyenneté européenne sont largement présentes dans les instructions officielles (« devenir un citoyen d’un espace élargi à l’Europe ou au-delà », B.O. 5, avril 2007), qu’il s’agisse des langues étrangères ou régionales. Notre exploration des instructions officielles pour l’école primaire montre que plusieurs des orientations du CECRL y sont présentes : la prise en compte de l’environnement des élèves, l’encouragement fort à la réflexion métalinguistique et à la mise en lien des langues entre elles, la reconnaissance des variétés de langues. Les textes officiels s’éloignent des propositions du CECRL sur d’autres aspects : la prise en compte des répertoires linguistiques des apprenants y est peu abordée, les langues et leurs locuteurs sont souvent enfermés dans des catégories (le passé, l’étranger). Rien n’est dit de l’importance du contexte d’apprentissage, des stratégies plurilingues, de la prise en compte des acquis des apprenants dans d’autres langues ou cultures. Le bilinguisme est davantage la déclinaison de dispositifs d’enseignement que la prise en acte des pratiques langagières des élèves, et la confiance dans les apprenants comme ressources pour la classe reste peu visible. L’intercompréhension entre langues européennes est un objectif quasi absent. Le CECRL, enfin, dans les programmes officiels, est moins un outil d’auto-évaluation pour l’apprenant ou un descripteur de compétences diversifiées et de stratégies qu’un indicateur du niveau (A1 pour l’école primaire) de compétences linguistiques à atteindre. Dans les instructions officielles pour l’école primaire, le Portfolio européen des langues n’est pas mentionné, pas plus que d’autres outils ou démarches pour s’enquérir des expériences linguistiques de l’élève.

Notes
90.

L’inspection générale de l’éducation nationale et l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche

91.

Les acquis des élèves, pierre de touche de la valeur de l’Ecole ? juillet 2005 http://www.education.gouv.fr/cid2216

92.

Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis, juin 2007

93.

Dans les programmes jusqu’en 2007.

94.

B. O. hors-série n° 9, septembre 2007

95.

B.O. hors-série n°2 juin 2003