2.3. De la maternelle au lycée, quel parcours plurilingue ?

Nous nous interrogerons dans ce qui suit non seulement sur la prise en compte des répertoires et des compétences plurilingues, mais aussi sur le parcours plurilingue dessiné (ou non) par les instructions officielles, de la maternelle au lycée, et sur la cohérence de l’ensemble du cursus d’un élève français, en ce qui concerne la mise en œuvre des orientations européennes.

Les programmes concernant les langues et l’école maternelle, en 2002 et 2007, ne diffèrent que sur l’enseignement des langues étrangères, qui depuis la rentrée 2007 ne débute qu’au CE196, en deuxième année d’école primaire, au lieu de la Grande Section, même si la maternelle reste « partie prenante de l’effort du système éducatif en faveur des langues étrangères ou régionales », et cela depuis 199997. Les instructions officielles, jusqu’en 2008, préconisent l’ouverture à d’autres langues et cultures, la valorisation des différentes langues présentes dans l’environnement des élèves, y compris leur langue familiale ; le bilinguisme n’est pas considéré comme un problème a priori.

Les programmes de 2007, comme ceux de 2002, encouragent à « profiter de la plasticité des compétences auditives et des capacités expressives du jeune enfant ». En termes langagiers, les principaux objectifs sont l’appropriation active du langage oral, l’accès aux cultures écrites, l’ouverture sur d’autres langues et cultures, la rencontre avec « des sons d’autres langues, d’autres rythmes prosodiques, d’autres phénomènes linguistiques et culturels ». Pour les activités vocales, il s’agit de conduire à une « première conscience de la complexité des caractéristiques sonores du langage » à travers des jeux vocaux et l’acquisition d’un répertoire de comptines et de chansons. « Le répertoire est enrichi, année après année. Il comporte des chansons en français, en langue régionale ou en langue étrangère. Il est issu de la tradition orale enfantine mais fait aussi appel aux propositions d’auteurs contemporains. »

Les programmes reconnaissent le plurilinguisme de l’espace français et les langues des élèves et de leurs familles sont invitées dans la classe :

‘ On prendra soin de ne pas oublier les traditions orales régionales ainsi que celles des aires culturelles des enfants étrangers ou d'origine étrangère qui fréquentent l'école. Au travers de cette diversité, il est possible d'effectuer des rapprochements qui manifestent le caractère universel de cette culture. ’

Les recommandations à propos des élèves « dont le français n’est pas la langue maternelle » soulignent la variété des comportements plurilingues, rappellent que « l'accès au langage dans une situation de plurilinguisme n'est pas en soi un handicap ou une difficulté », et encouragent les enseignants à éviter la « relégation culturelle » de la langue familiale, à aménager un développement équilibré des deux langues, et si nécessaire à « trouver les moyens de renforcer la langue maternelle au moins dans deux directions : utilisation du langage d'évocation (rappel, projet, langage de l'imaginaire), prise de conscience des réalités sonores de la langue ». Ces propositions sont en cohérence avec celles faites en faveur de l’ouverture à d’autres langues et cultures pour l’ensemble des élèves.

En ce qui concerne le lycée, le bulletin officiel du 28 août 2003 fixe les nouveaux programmes de langues vivantes pour les classes de première générales et technologiques. Il est souhaité que l’élève observe la langue cible en la confrontant à d’autres langues étudiées, mais il n’est pas prévu qu’il fasse de même avec des langues apprises en dehors du cadre scolaire :

‘L’élève de première et de terminale a pris conscience précédemment des spécificités les plus marquantes de la langue qu’il étudie. Il a été aidé en cela par une approche contrastive qui lui a permis de repérer ressemblances et différences avec le français et avec la ou les autres langues étudiées. ’

Le contenu culturel de la classe de seconde privilégie « les relations horizontales du ‘vivre ensemble’ », la classe de première se consacre « aux relations de pouvoir, qu’elles soient politiques, sociales, économiques, culturelles ou personnelles ». En classe terminale, les sociétés sont étudiées « du double point de vue de sa cohésion et de son ouverture, ce qui mène à s’interroger sur son inscription dans le monde » (…), son « rapport au monde ». L’enseignant de LV 3 est invité à choisir des documents liés « au cadre culturel défini pour l’enseignement de la LV1 ou de la LV2 ». Aborder le statut des langues, les différentes langues et cultures présentes dans la classe et dans l’environnement des élèves, les interactions des langues et des cultures s’inscriraient tout naturellement dans les thématiques préconisées. Rien cependant n’est mentionné pour que l’enseignant invite les élèves à mettre les contenus de la classe de langue en lien avec les langues et les cultures qu’ils connaissent. Les relations sont encouragées  avec les autres disciplines, le français, l’histoire, la géographie, les enseignements artistiques, et même les langues anciennes :

‘Outre l’évident bénéfice intellectuel de la mise en convergence des enseignements, ces rapprochements permettent un gain de temps et d’efficacité : l’élève comprend et assimile mieux lorsque le thème abordé en classe de langue a déjà été étudié dans une autre discipline ; il peut d’autant mieux participer à l’activité linguistique s’il peut mobiliser les connaissances acquises à cette occasion. ’

Mais cette démarche n’est pas étendue à ce que l’élève a appris en dehors du lycée et du programme scolaire. En ce qui concerne l’évaluation, nous avons vu que les inspections générales encouragent les pratiques diversifiées d’évaluation et l’attention aux compétences transférables98. Ces recommandations sont d’autant plus appropriées pour l’apprentissage de langues, nourri par l’enseignement scolaire, les initiations para-scolaires et les pratiques sociales. Le BO 31 du 1er septembre 2005 puis la circulaire du 31 mai 2006 (n° 2006-093) définissent les modalités de la rénovation de l’enseignement des langues vivantes : l’objectif à la fin des études secondaires est le niveau B2 du CECRL. La circulaire prévoit des groupes de compétences et des rythmes modulables, l’allègement des effectifs en classe de langue à 20 élèves en terminale, l’exposition à la langue et le développement de l’apprentissage en autonomie : « Le recours à un instrument d’auto-évaluation donne aux élèves la possibilité de suivre leur propre progression dans leur apprentissage. » Ces recommandations sont reprises dans le rapport sur l’évaluation en langue vivante pour le second degré99 : le professeur de langue « doit construire à partir des acquis dans les cinq activités langagières une progression linguistique organisée sur l’ensemble de l’année scolaire (évaluation diagnostique) » (2007 : 6).

Autant d’éléments qui permettent d’envisager la mise en pratique des recommandations du CECRL et la prise en compte de répertoires plurilingues. A propos du Portfolio européen des langues, et dans le cadre du second degré, l’Inspection générale rappelle (2007 : 18, 33, 34) qu’il a une double fonction d’information (sur l’itinéraire de l’élève) et de motivation (pour aider l’élève à participer de façon consciente et active à son apprentissage, pour contribuer au développement de l’autonomie de l’élève). Mais ce même rapport insiste sur la simple dimension d’outil d’apprentissage du Portfolio, et le définit en creux plus qu’il n’en propose des modes d’utilisation dans la classe :

‘« Le Portfolio européen des langues n’a pas de caractère institutionnel. Il n’est pas gratuit. Il n’est pas obligatoire. (…) Ce n’est pas un document de référence adéquat pour le professeur qui conçoit son cours, ni un guide pédagogique, ni un livret scolaire. Bien que les portfolios soient accompagnés de livres du maître, ils ne sauraient non plus être assimilés à des manuels de langue vivante. » (2007 : 18)’

En conclusion, les programmes de l’école maternelle, jusqu’en 2007, aménagent une relation harmonieuse entre langue de scolarisation et langues familiales et privilégient le développement de compétences langagières dans la perspective d’un plurilinguisme assumé de manière positive. La suppression de la sensibilisation à une langue étrangère peut être considérée comme un atout pour l’ouverture sur toutes les langues de la classe et du monde, puisqu’elle permet de s’affranchir des contraintes de programmes ou de continuité avec une langue enseignée à l’école primaire.

Ceux pour l’école primaire, en revanche, paraissent pris dans une double contrainte : développer des compétences plurilingues, en accord avec une partie des recommandations du CECRL, mais tout de même enseigner une discipline avec un plein statut scolaire, dans son acception la plus académique.

Au lycée, le cloisonnement entre savoirs scolaires et savoirs sociaux s’épaissit. Qu’il s’agisse de la réflexion métalinguistique, des contenus culturels ou des liens avec d’autres connaissances, ce qui est en jeu ici n’est pas seulement une occultation des pratiques plurilingues : plus largement, il semble que l’élève soit supposé équipé de deux cerveaux, l’un pour le lycée, l’autre en dehors.

De la maternelle au lycée, la transposition didactique des savoirs sur les compétences et répertoires plurilingues n’est pas facilitée par les instructions officielles. L’institution est consciente des difficultés pour les enseignants à évaluer l’élève en prenant en compte les nouveaux outils pour les langues, et évalue sa propre responsabilité dans ces difficultés, dans le Rapport sur les livrets de compétences :

‘« L’ambiguïté des termes utilisés dans les textes de cadrage, concernant les diverses compétences à acquérir, n’a pas permis d’accompagner efficacement les enseignants dans l’évolution souhaitée qui ne peut être mise en oeuvre faute d’une mise en cohérence de ces divers textes (CECRL, programmes, socle commun). » (2007 : 42)’

Ce rapport souligne que « les textes officiels eux-mêmes cumulent les demandes en matière d’évaluation », et que la multiplicité des supports (pour les seules langues au primaire, le portfolio des langues, les fiches-bilans de compétences pour la continuité entre l’école et le collègue, le livret scolaire, le nouveau livret de compétences) « risquent d’entraîner une évidente confusion », et qu’il est nécessaire de clarifier le rôle de chaque outil. Il serait utile que la Banque d’outils d’aide à l’évaluation diagnostique100, qui prévoit des activités très complètes pour l’anglais et l’allemand à l’école, propose également des activités situées en amont de l’enseignement d’une langue et qui laissent une place aux langues familiales des élèves, par exemple via des activités d’éveil aux langues.

La rédaction des programmes intègre plusieurs éléments apportés par la recherche : une meilleure valorisation des connaissances linguistiques de l’élève, l’appui sur l’environnement proche. Pour l’arabe en particulier, les rédacteurs des instructions officielles sont attentifs à éviter un certain nombre des « faux contacts linguistiques et identitaires » qu’a souligné Jacqueline Billiez à propos de l’enseignement de cette langue (2002 : 91) ; cependant, l’introduction de cette langue comme langue étrangère dans les programmes de l’école ne résout pas la différence de statut et la concurrence avec l’anglais et l’allemand. Il faudrait, pour mieux contrebalancer les représentations sociales, une introduction explicite de l’éveil aux langues, comme l’écrivait déjà Jacqueline Billiez dans son bilan de « Vingt ans d’un parcours sociodidactique » (2002 : 95-98), et la systématisation du repérage et de la validation des répertoires plurilingues des élèves.

Notes
96.

L’introduction des langues étrangères au programme de la Grande Section, en 2002, n’a été appliquée que de manière très sporadique et sa disparition à la rentrée 2007 passe quasiment inaperçue.

97.

B.O. hors-série n° 8, octobre 1999.

98.

Rapport de juillet 2005 sur les acquis des élèves, de juin 2007 sur les livrets de compétences.

99.

L’évaluation en langue vivante : état des lieux et perspectives d’évolution, janvier 2007

100.

http://www.banqoutils.education.gouv.fr/recherche/rechmultia2.php