Les contributions des langues les unes aux autres ne sont évoquées que par trois manuels (F6 : 124, G3 : 128, L1 : 100, 113), et seulement à propos des mots empruntés à la langue arabe. Ce silence est d’autant plus paradoxal que dans les index foisonnent les termes empruntés à d’autres langues (apartheid, apparatchik, ayatollah, baby-boom, et autre dazibao).
L’analyse de l’émergence des états nations et l’importance donnée aux rapports de force entre des groupes nationaux ou minoritaires tendent à gommer l’existence des variétés d’une même langue. Les documents sélectionnés contribuent à donner l’image d’une unité linguistique. C’est le cas pour le Discours à la nation allemande par Fichte, hiver 1807-1808 (F6 : 249, G3 : 256, G1 : 253, L1 : 255) :
‘La nation allemande, grâce à une langue et à une façon de penser communes, se trouvait suffisamment unie et se distinguait nettement au milieu de la vieille Europe des autres peuples. ’La diversité linguistique réelle n’est mentionnée ni pour l’Allemagne, ni pour l’Italie, ni pour la France ; à peine est-elle effleurée par Baylac (B1 : 226), qui rappelle que sous l’occupation napoléonienne, les écrivains italiens « veulent unifier la langue italienne » et Gaillard qui note que « la France fut longtemps marquée par la diversité des langues et la persistance des patois »(G1 : 289).
La comparaison du traitement de sources identiques peut être éclairante : cinq auteurs intègrent un extrait du même article de Mazzini, publié en 1845 dans un contexte de revendication nationale. Bourquin (BL1 : 234) et Lauby (L2 : 84) insèrent :
‘ Nous sommes un peuple de vingt et un à vingt-deux millions d’hommes, désignés depuis un temps immémorial sous un même nom –celui du peuple italien - (…) parlant la même langue modifiée par des patois moins dissemblables 104 que ne le sont l’écossais et l’anglais … ’La croyance de Mazzini en une langue mère qui serait « modifiée » par des patois est livrée comme telle. Ce document peut être lu par les élèves comme une connaissance exacte, dans la mesure où il n’est accompagné ni de documents contraditoires, ni d’une note critique. Dorel-Ferré (D1 : 293) et Lambin (L1 : 271, plus prudents, n’insèrent pas le passage que nous avons souligné ci-dessus. Quant à Franck et Zanghellini (F6 : 268), ils gomment de l’extrait tout le passage qui a trait à la langue.
Bourel (B3L : 119) non plus n’analyse pas l’extrait de Toinou, le cri d’un enfant auvergnat d’Antoine Sylvère (1980) :
‘A Ambert, les ordres étaient donnés en français ; on obéissait en patois. Ce patois était un mélange de celtique et de vieux français où les voyelles avaient subi de telles modifications qu’elles étaient imprononçables 105 pour qui n’était pas indigène… ’La manière dont sont traités les propos de Mazzini ou de Sylvère et l’absence d’un complément d’information sur ce qu’est une langue donnent à ces documents le statut de savoirs sur la langue, alors qu’il s’agit, dans un cas, d’un argumentaire politique, dans l’autre d’un témoignage des représentations ayant cours à un moment donné. Ces représentations sont aussi celles des encyclopédistes Diderot et d’Alembert, qui, en 1778, définissaient le « patois » comme un « langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes provinces » (cité par A. DellUmbria, 2006 : 329).
L’illusion entretenue par les manuels, pour l’histoire des peuples comme pour celle des langues, est celle qui consiste à confondre la branche devenue dominante avec le tronc de l’arbre. Conception encore fréquente, et que Jean Fourquet a évoquée :
‘Le plan des parlers dialectaux apparaît, contrairement à une erreur tenace, comme le plan de base (…) c’est du plan dialectal que proviennent les éléments dont sont formées les langues communes telles que l’anglais, le français, l’allemand, langues littéraires et administratives. Il faut écarter ici expressément l’erreur qui consiste à considérer les patois comme des formes abâtardies de la langue commune. (1968 : 572) ’C’est nous qui soulignons.
Idem.