2.4. Les locuteurs plurilingues dans les manuels d’histoire

Les chapitres consacrés à l’immigration, à l’exode rural et à l’industrialisation pourraient donner matière à une réflexion sur les langues en contacts, les situations de plurilinguisme, les parlers urbains et professionnels irrigués par plusieurs langues. Bien des lycéens sont les petits-enfants ou les arrière-petits-enfants de mineur ou d’ouvrier venus de la province ou de l’étranger, et y trouveraient l’écho de leur histoire familiale. La récolte est maigre : un schéma montre les différentes communautés étrangères à New York au début du XX° siècle, (BL3S : 24), en écho à l’extrait de Paul Morand sur la même page « New York (…) On y imprime, on s’y exprime en vingt-deux langues et cependant tout le monde se comprend ». Bourquin encore mentionne les pratiques des travailleurs immigrés en France (BL3S : 38, BL3L : 42), et les journaux en langue polonaise « publiés à Bochum ou à Lens » et Berstein (B8 : 292), via un extrait de J. Ponty, évoque le bilinguisme (sans le nommer en tant que tel) des enfants d’immigrés polonais. Lauby (L2 : 29), par un extrait de L. Gervereau, évoque les pratiques plurilingues d’un ouvrier immigré d’Italie : usage du patois de Vénétie avec son épouse, du français avec ses enfants, compréhension de l’italien avec ses collègues, mais expression en français pour affirmer sa nouvelle appartenance. Il faudrait donc lire trois de ces dix-neuf manuels pour avoir un faible écho de l’existence d’ouvriers français plurilingues. Même le manuel de Terminale de Dorel-Ferré, qui analyse en détails les flux migratoires et constate « qu’on évoque très rarement le fait que la France a été le seul grand pays d’immigration en Europe durant deux siècles » (D8 : 224, 314), n’aborde pas les langues associées à ces mouvements migratoires.

Le plurilinguisme cependant n’est pas tout à fait absent des manuels. Mais seuls sont présents celui de Ha-Naguid, juif érudit de Cordoue (F6 : 98) homme de cour parfait, qui selon Balthazar Castiglione doit savoir « non seulement la langue latine mais encore la grecque à cause de la multitude et de la variété des divins écrits qui sont dans cette langue ; qu’il soit (…) exercé à écrire en vers et en prose principalement dans notre langue vulgaire » (Le Courtisan, 1528, in L1 : 153) ; celui des humanistes qui « d ans toute l’Europe, … entrent en relation les uns avec les autres ( …) s’écrivent dans une langue commune, le latin » (G1 : 140). Les manuels d’Histoire qui ont accompagné les jeunes enseignants au cours de leurs années de lycée présentent le plurilinguisme additif et académique des élites intellectuelles. Celui des millions de citoyens ayant vécu une migration interne ou externe est occulté.