3. Quelles valeurs et quelles fonctions pour quelles langues ?

3.1. Le statut des langues

Plusieurs manuels reproduisent dans leurs formulations la condescendance des notables pour la paysannerie à l’époque de la Révolution Industrielle et que l’un d’entre eux dénonce : « l’ensemble des paysans est soumis au mépris des notables qui rejettent les formes de culture populaire : veillées, fêtes votives ou usage du patois » (D1 : 270). Les langues régionales et minoritaires, par les termes employés et par le choix des faits historiques mentionnés, sont associées à l’ignorance, à l’attachement au passé, à l’immobilisme, à la fragilité de l’état, au cloisonnement de la société, à la dépréciation des pratiques de certains groupes sociaux, à l’absence de communication. Autant de valeurs négatives ou présentées comme telles lorsque sont évoqués :

  • l’affaiblissement de la monarchie absolue en France : « La taille considérable du territoire, son morcellement juridique (…), linguistique (des centaines de patois sont parlés) et culturel (…) ne permettent pas à l’autorité de l’Etat de s’imposer partout. » (BL1 : 108). Sur ce point particulier, rien n’est dit de l’intercompréhension fréquente entre les langues régionales, et de son impact positif sur l’activité économique.

396. le cléricalisme et la pauvreté de l’enseignement en langue régionale : « emmurement de l’enfant dans ce domaine celtique dont les beautés sont émouvantes, mais où se tient à l’affût le plus hideux cléricalisme qui ait jamais été vomi par l’enfer », (extrait de la Revue de l’enseignement primaire n°4, 1919, P3 : 122).

397. le soutien de la France de Vichy aux dialectes et folklores régionaux  (P8 : 50).

398. et même, paradoxalement, le statut des cultures minoritaires : « les programmes ethnocentristes, afrocentristes et bilingues » des écoles publiques ont été « conçus pour garder les groupes minoritaires à l’écart de la société » (Arthur M. Schlesinger, in P8 : 131).

Les langues anciennes et les grandes langues nationales, à l’inverse, sont associées à des valeurs positives : circulation des savoirs, progrès, innovations. Certaines formulations sont d’une symétrie immédiatement lisible. Ainsi,

  • à propos de la naissance d’une culture de masse. Compte-tenu des récentes recherches sur compétence pré-textuelle, bilinguisme et apprentissage de la lecture, l’analyse pourrait mettre en évidence le grand nombre d’enfants bilingues devenus bons lecteurs ; au lieu de cela, le propos associe recul des langues régionales et apprentissage de la lecture, et les termes choisis accentue l’effet :
A partir des années 1850, l’essor de l’enseignement primaire fait évoluer la culture populaire. Dans tous les pays d’Europe occidentale, les dialectes régionaux reculent et les langues nationales progressent 111 . La plupart des enfants apprennent à lire, ce qui permet de faire entrer journaux et livres dans la vie quotidienne de millions de gens.  (BL3S : 54) 
  • à propos de l’état et de la maîtrise de l’espace. La présentation de l’intégration nationale, faute d’être plus amplement développée, privilégie également une formulation dichotomique :
‘Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les progrès des moyens de transport, l’enrichissement du pays et la volonté centralisatrice de l’Etat permettent une unification sans précédent du territoire et des façons de vivre.  ’

versus

Auparavant, en effet, chaque petite région restait souvent isolée : les traditions locales, une langue régionale qui n’était pas toujours le français, des communications difficiles avec le reste du pays, organisaient une forte autonomie locale. (P1 : 90).’
Notes
111.

C’est nous qui soulignons ces trois termes.