L’ensemble des mentions faites ne montre pas les langues comme les constituantes de l’identité d’un individu, de son parcours, de ses apprentissages et de ses rencontres, mais comme des outils pour des rapports de force : c’est moins par intérêt pour l’autre que parce qu’il considère l’Islam comme un « poison mortel » que Pierre le Vénérable, abbé de Cluny (D1 : 83 – F6 : 119), fait traduire en latin le Coran. Les manuels d’histoire mentionnent les langues et analysent leurs rôles en termes d’outils pour le pouvoir et pour l’émergence des états-nations. Les auteurs ne s’intéressent pas à la place des langues dans la trajectoire d’un individu ou dans le destin des groupes non dominants.
Le rôle de la langue dans le rayonnement d’une puissance est largement abordé. De fait, nous rappelle Lüdi :
‘La plupart des grands empires dans l’histoire de l’humanité étaient plurilingues ( …) des besoins administratifs exigeaient souvent une réduction de la diversité linguistique et (…) c’était en général la langue du groupe ou de la personne au pouvoir qui dominait » (2004 : 125). ’Dans les manuels, il en est ainsi de l’unité de l’empire romain, « renforcée par une langue administrative commune, le latin, parlée par l’élite » (BL1 : 30), de la langue arabe dans l’empire musulman du XIIe siècle (F6 : 96, L1 : 100), de l’extension du christianisme, de l’occupation des états latins d’Orient lors des croisades, du rêve napoléonien d’une grande nation rassemblant toute l’Europe (D1 : 196), de la colonisation et du triomphe à partir de 1850 de
‘ la civilisation européenne (…) diffusée par les langues qui connaissent un très grand essor. Alors que l’espagnol et le portugais se développent dans l’espace sud-américain, le français gagne du terrain, mais c’est surtout l’anglais qui connaît les progrès les plus spectaculaires. » (P3 : 74). ’« La France enseigne sa langue à tous ses enfants d’adoption » (planche extraite de L’œuvre civilisatrice de la France impériale in P3 : 71), elle « doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie » (Jules Ferry, 1885, in BL3L : 96), car « nos colonies ne seront françaises d’intelligence et de cœur que quand elles comprendront un peu le français » (Jean Jaurès, 1884, in BL3L : 96).
A l’inverse, plusieurs manuels (P8 : 124, D8 : 301) mentionnent les accords Blum-Byrnes. En 1946, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis acceptent de réduire la dette de la France à leur égard et débloquent une importante aide financière, à la condition que soit aménagé le rayonnement en France de l’American way of life, et en particulier que l’industrie cinématographique hollywoodienne puisse s’implanter en France, que toutes les salles de cinéma y accueillent trois semaines par mois les films états-uniens. Les manuels évoquent largement le « poids culturel » des Etats-Unis, « grands producteurs et vendeurs d’images et de sons, véhicules de leur langue et de leurs représentations du monde » (P8 : 128, B8 : 170, D8 : 81).
Cette sur-valorisation de la langue comme outil stratégique est accentuée par l’association fréquente avec les voies de communication, à propos
Le choix fait de reproductions d’affiches évoque également de manière importante l’usage des langues par le pouvoir : en 1942, une affiche de propagande des Alliés à Alger, en arabe (BS8 : 48), une en français pour faire l’éloge de l’armée d’occupation allemande (D8 : 40), une en allemand et en français placardée à Lille par le commandement allemand (BS8 : 71).
La naissance des états-nations est largement abordée par les manuels, et l’association systématique de langue et nation est pertinente pour traiter duPrintemps des Peuples, (B1, BL1, D1, L2, G1 : 256), du panslavisme, du pangermanisme (L2 : 87 ; Z7 : 124). Les documents choisis vont majoritairement dans cette direction, qu’il s’agisse des discours de Fichte et Mazzini (cités plus haut), ou plus tard, en 1936, de Ben Badis à propos de l’Algérie (B3L : 75). Mais les auteurs ne se distancient pas par rapport à ces documents, ne les inscrivent pas dans un contexte, et paraissent parfois reprendre à leur compte des définitions qui sont relatives à une période donnée. S’il est vrai que le rôle donné à la langue dans la constitution d’un sentiment national a été le fer de lance de plusieurs mouvements politiques à des moments cruciaux de l’Histoire européenne, la définition donnée par Dorel-Ferré (D1 : 325) à propos de la première moitié du XIXe siècle, faute d’un point de vue distancié, présente le discours politique lié à une étape de l’histoire dans une région du monde comme une réalité linguistique et culturelle permanente et valable partout :
‘Les composantes de la nation : dans un territoire donné, une communauté caractérisée par la langue, la culture, le mode de vie, l’histoire, l’économie, qui lui donnent un sentiment d’appartenance, réclame l’autonomie et/ou l’indépendance, se constitue ou non en Etat, grâce aux circonstances politiques et au poids de son économie.’Les manuels que nous avons analysés gomment la réalité linguistique du XIXe : une enquête officielle de 1863 indique que plus d’un quart de la population française ne parlait pas le français (Weber, 1976, 2005 : 93). L’affirmation implicite est que le seul schéma possible est : « une nation, une langue » ; elle contribue à la construction d’une conception de la nation et de l’appartenance nationale :
‘L’histoire de France tire (…) sa cohérence d’être celle de la « nation », dans son unité et son indivisibilité (Citron, 1987 : 25). ’D’une certaine manière, le maintien de ce schéma comme le seul envisageable exclut la possibilité d’un citoyen plurilingue, non seulement en termes d’existence, mais aussi de compatibilité des deux termes.
Le point de vue de ceux qui ont vécu une oppression linguistique est minoré par le très petit nombre de mentions présentes dans les manuels. Rien n’est dit des revendications linguistiques en France, si l’on met à part plusieurs extraits de l’Enquête sur l’usage de la langue bretonne, regroupés sous le titre ambigu « Les résistances à l’école 112 » (1902, in B3S : 69). Sont mentionnées l’abolition du polonais comme langue officielle par le tsar (Z7 : 122), la « russification par la langue » dans l’empire russe puis dans les pays de l’est et l’empire soviétique (Z7 : 122, B8 : 124, 137, D8 : 132), le conflit de 1991 entre russophones et roumanophones en Moldavie (P8 : 156), la germanisation forcée dans l’empire d’Autriche (D8 : 318). Toutes ces informations sont éparses, souvent réduites à une demi-phrase, et ne font pas l’objet d’analyse.
Le point de vue des colonisés est abordé via les documents insérés, mais n’est pas non plus analysé, et l’aspect linguistique n’est pas traité en tant que tel. Gandhi (BL3L : 110) en 1916 exprime l’humiliation de devoir utiliser l’anglais, langue de l’oppresseur, alors que Demangeon (extrait de L’empire britannique, B3L : 68) montre comment l’anglais langue commune a pu permettre à des Africains éduqués d’œuvrer pour l’indépendance des colonies d’Afrique de l’Ouest. L’accès conjoint à la langue du colon et à l’instruction n’est pas analysé :
‘ L’enseignement se fait en langue indigène pour les cours élémentaires et dans la langue du colonisateur pour les études secondaires et supérieures (G3 : 110).Zanghellini (Z7 : 53) compare les différents modes de colonisation et note que les Belges, les Hollandais et les Anglais assimilent « culturellement par la langue et le passage dans les universités européennes ».
Dorel-Ferré, sur vingt-quatre pages consacrées à la décolonisation dans le monde, note à propos des états africains que « le caractère récent et relativement artificiel de ces Etats hétérogènes, à la fois sur le plan social, culturel, linguistique ou encore historique pose un certain nombre de difficultés » (D8 : 216) et pose aussi la question du néocolonialisme, à propos de l’aide et de la coopération : une page traite des liens linguistiques et culturels entre les pays européens et les nouveaux états, de la persistance des langues imposées par le système colonial.
Qu’ils abordent les accords Blum-Byrnes ou la francophonie post-coloniale, les manuels d’histoire ne proposent pas d’outils pour une analyse et une confrontation de ces faits, en termes d’enjeux de pouvoir, d’influence, d’économie. Les droits linguistiques des individus ne sont pas abordés.
Résister contre l’école et le savoir, ou au sein de l’école ?