4.2. La notion de point de vue : contextualiser, mettre en regard

L’un des rares évènements linguistiques largement représentés dans les manuels est l’édit de Villers-Cotterêt, déjà cité. Lorsque Dorel-Ferré (D1 : 150) écrit :

‘Depuis François 1er et l’Edit de Villers-Cotterêt (1539), le français, langue de l’Île de France, est devenue la langue véhiculaire de tous les sujets du roi , ’

cette affirmation est ambiguë et contestable à double titre :

‘« A partir du XVIe siècle, le latin cède la place à des langues nationales qui deviennent des langues officielles. Machiavel écrit en italien, Luther traduit la Bible en allemand, Shakespeare compose son théâtre en anglais, Cervantès son Don Quichotte en espagnol. François 1er favorise la diffusion des livres et impose le français dans les actes royaux en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts. » ’ ‘Alors que, dès 1650, environ la moitié de la plèbe parisienne savait lire et écrire, les pays occitans offraient encore aux XIXe siècle un taux d’analphabétisme élevé ; véritable paradoxe pour ces vieilles régions de droit écrit ! Conséquence de l’édit de Villers-Cotterêts, l’alphabétisation signifiait pour les Occitans l’obligation, difficulté supplémentaire, d’apprendre une langue étrangère. Et le fait qu’on ne puisse apprendre ni à lire ni à écrire dans sa langue maternelle, exclue du monde de l’écrit officiel, produisait chez les élites une véritable schizophrénie culturelle. (2006 : 329)’

Nous avons mentionné les documents qui induisent une filiation non pertinente entre langue nationale «mère » et patois : pour introduire la contradiction, il suffirait d’insérer d’autres documents113. Ce pourrait être par exemple, les propos de Charles Quint en 1536 à des diplomates français qui ne comprennent pas l’espagnol ; il leur oppose que seule sa langue est vraiment noble et doit donc être comprise par toute la chrétienté :

  Señor obispo, no espere de mí otras palabras que de mi lengua española, la cual es tan noble que merece ser sabida et entendida de toda la gente cristiana (cité par Merlin-Kajman, 2003 :71).

Les lettrés de sa cour développèrent alors le point de vue selon lequel la langue espagnole est la véritable héritière du latin et que la languefrançaise en est au contraire plus éloignée et a été corrompue par les langues des Gaulois et des Francs. Confronter différentes « généalogies linguistiques » permettrait une réflexion sur l’asservissement au pouvoir ou au politique de certaines théories linguistiques, et sur l’invalidité de la hiérarchisation des langues.

Mettre en contexte, c’est aussi pouvoir confronter et questionner, équilibrer les points de vue donnés par les documents insérés. Ainsi, au discours de Racki en 1867 présenté dans un manuel (Z7 : 119)

‘Malgré la différence des noms géographiques, malgré celle des alphabets, Serbes et Croates, nous nous sommes reconnus frères : il n’y a plus ni fleuve ni montagne entre le Serbe, le Croate, le Slovène et le Bulgare. Nous avons fondé une littérature une et identique sur la base de la langue, qui, des bords de l’Adriatique aux bouches du Danube, résonne sur les lèvres de plusieurs millions d’hommes…’

pourrait répondre la caricature de Pancho à propos des conflits dans les Balkans (Le Monde, juillet 2001 in L2 : 155), hélas dans un autre manuel : « on est prêts à négocier en macédonien », disent plusieurs fusils ; «nous aussi, en albanais », répondent d’autres fusils.

Les manuels que nous avons analysés évoquent l’enquête faite par l’Abbé Grégoire en 1790 en vue de développer l’usage de la langue française et d’éradiquer les patois, mais omettent de mentionner la tentative qui a existé en France entre janvier 1790 et janvier 1794, et que rappelle Alain Giacomi (2007 : 17- 30) :

‘(c’était) une période plus ouverte au plurilinguisme et mue par un principe d’égalité à l’encontre de l’ensemble des pratiques linguistiques présentes sur le territoire national, pendant laquelle il a été décidé de traduire les décisions prises à Paris, dans les différents idiomes de la nation ; mais cette tolérance linguistique, devenue un instrument de la contre-Révolution cédera le pas à l’idéologie linguistique fondée sur l’idée déjà mentionnée qu’à une nation forte doit correspondre une langue (2007 : 19). ’

L’enseignement de l’histoire, comme celui d’une culture étrangère, amène les élèves à être attentifs à la notion de point de vue, non pour créer une complexification qui rendrait la lecture du temps passé ou présent difficile, mais au contraire pour éclairer les éléments qui font écran à la compréhension. L’analyse d’évènements historiques est cet entraînement difficile et permanent à « favoriser une écriture polyphonique » (Le Marec, 2005 : 135), à ne pas projeter le point de vue d’un contexte, d’un groupe et d’une période sur un évènement qui s’inscrit dans un autre contexte. Philippe Ariès (1978) encourage la lecture de faits historiques à la lumière d’éléments qui leur étaient contemporains, et non en projetant nos propres mentalités.

Notes
113.

Peu des manuels analysés insèrent des documents qui expriment des points de vue différents sur un même contexte.