4.3. D’autres schémas que l’association d’une langue à une nation

Les manuels analysés ne s’éloignent guère de la définition du Manuel de lecture courante des écoliers français en usage après 1890 (L2 : 17) : « …la patrie (…) est la grande famille de ceux qui ont le même langage, la même histoire, les mêmes lois, le même gouvernement, … ». La langue est « soudée à la nation » (Olender, 1989 : 19), et l’impression générale est la justification a posteriori de la trajectoire jusqu’à l’avènement des états-nations.

L’une des conséquences de cette confusion entre territoire national et territoire linguistique sera aussi la difficulté, pour l’enseignant comme pour l’élève, à prendre en compte les langues qui n’ont pas de territoire politique de référence, ou celles dont, telles les langues d’Afrique sub-saharienne, le territoire ne se superpose pas au territoire d’un état. Il ne s’agit pas seulement d’un problème descriptif mais aussi d’un enjeu de citoyenneté : défaire le couple langue-nation, donner une place dans l’histoire d’un pays à plusieurs langues, c’est faire le premier pas pour voir les locuteurs de ces langues : quelle existence par exemple reconnaît-on aujourd’hui aux langues et aux cultures des gens du voyage, répandus sur un vaste territoire européen, mais qui n’y ont pas d’état ? Derrida, à propos de sa propre expérience linguistique, écrivait qu’ « il est possible d’être monolingue… et de parler une langue qui n’est pas la sienne » (1996 : 19). A travers cette formule il évoque, outre son histoire, la possible dichotomie entre la compétence linguistique et le sentiment d’appartenance linguistique, et « les rapports entre la naissance, la langue, la culture, la nationalité et la citoyenneté » (1996 : 31). Ce sont également ces rapports qui sous-tendent la manière dont l’enseignant traite (ou ne traite pas) ses propres langues et les langues de ses élèves.

Les nouvelles donnes de politique linguistique rendent impérieuse la nécessité de donner aux enseignants des outils d’analyse sur les liens entre langue, nationalité, citoyenneté, communauté, dans un contexte de débat très vif et de recherches foisonnantes sur les langues « non territorialisées ». Trois éléments historiques peuvent nourrir cette réflexion : l’association langue et nation n’est ni la grille de lecture qui a été adoptée de manière permanente, ni une préoccupation constante de l’histoire des peuples. Aujourd’hui l’élargissement de l’union européenne modifie le regard sur les liens entre langues, citoyenneté, nationalité. Enfin, les grands mythes convoqués par l’histoire peuvent aussi être lus et reliés aux autres évènements historiques de manière différente.

Plusieurs documents déjà présents dans les manuels peuvent nourrir la réflexion sur les liens entre langue et citoyenneté, selon les contextes, les époques, et les espaces. En 413 avant Jésus-Christ, le général Nicias (L1 : 37) rappelait aux métèques le distinguo entre citoyenneté et langue commune : « Vous qui, sans être Athéniens de naissance, ne vous distinguez pas de nous, vous qui employez notre langue… ». A propos de Rome, Franck et Zanghellini rappellent que si la langue latine contribue à « forger un fort sentiment d’appartenance à la romanité » et est la langue du commandement militaire, de l’administration, du droit, « le grec est demeuré la langue de culture de l’Empire, y compris en Occident », et« les campagnes sont demeurées un conservatoire des traditions, notamment des langues et croyances religieuses » (F6 : 44-45). Les administrations du royaume normand de Sicile au XIIe siècle (G1 : 116 – L1 : 114) rédigent leurs actes en grec, latin ou arabe, et chaque peuple (normand, byzantin, arabe) peut conserver sa langue. La question même de l’Alsace permet de découvrir d’autres définitions du lien entre langue et nation, par exemple à travers la lettre de Fustel de Coulanges en octobre 1870 :

‘Vous croyez avoir prouvé que l’Alsace est de nationalité allemande parce que sa population est de race germanique et parce que son langage est l’allemand. (…) la langue n’est pas non plus le signe caractéristique de la nationalité. On parle cinq langues en France, et pourtant personne ne s’avise de douter de notre unité nationale (B3L : 165, P3 : 124).’

ou encore l’extrait de la lettre de Strauss à Renan la même année :

‘Que l’Alsace et la Lorraine aient auparavant appartenu à l’Empire allemand, qu’en outre la langue allemande, malgré tous les efforts français pour l’opprimer, soit encore la langue maternelle en Alsace et dans une partie de la Lorraine, ne furent pas les motifs qui nous ont conduits à élever des prétentions sur ces territoires (Z7 : 102).’

Une réflexion sur langue et citoyenneté peut également puiser dans les extraits de textes constitutionnels déjà insérés dans les manuels : l’extrait de la déclaration de Corfou en 1917 (Z7 : 205), qui propose le plurilinguisme pour l’union des Serbes, des Croates, des Slovènes et des Monténégrins ; le respect de tout citoyen sans distinction de sa langue, inscrit à l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, reprise dans le préambule de la Constitution de l’Italie (D8 : 61, 107).

Il est aussi des heures où une nation a besoin de plusieurs langues. L’histoire, « chargée, on devrait dire surchargée, de finalités civiques » (Le Marec, 2005 : 127), pourrait évoquer le rôle du plurilinguisme en traitant de l’importante contribution à la Résistance, pendant la Seconde Guerre Mondiale, des résistants étrangers et des militants de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) :

‘De cette structure organisée en « groupes de langue » (sections roumaine, bulgare, arménienne, italienne, juive, et.) allaient naître (…) deux fractions armées. D’une part, une Organisation spéciale (OS) de combat dans la région parisienne (…). D’autre part, le Travail allemand ou anti-allemand (TA), dirigé, dès sa mise en place à l’été 1941, par le Tchécoslovaque Arthur London, l’Allemand Otto Niebergall et l’Autrichien Lange. Cette dernière organisation, qui exigeait de ses membres une connaissance parfaite de la langue allemande, devait se spécialiser dans la propagande anti-hitlérienne dans l’armée allemande.  (Viet, 2004 : 164).’

Les manuels étudiés évoquent peu, et brièvement, la diversité linguistique en Europe (L2 : 155) : « une mosaïque naturelle et humaine (…) aux contrastes dans l’occupation de l’espace, s’ajoute la diversité des langues, des religions, des traditions ». Si en 1998 un manuel d’Histoire pouvait traiter de l’Europe sur quinze pages en consacrant à la donne linguistique un laconique « quinze pays, onze langues ne simplifient pas le fonctionnement des institutions communes », et informer sur les contraintes techniques (« 1 700 traducteurs pour 18 000 fonctionnaires ») sans éclairer sur les raisons qui ont conduit à une politique plurilingue et pluriculturelle, l’élargissement à 27 pays de l’Union européenne pose de nouvelles exigences de questionnement aux futurs manuels. Il sera par exemple difficile, dans une réflexion sur état, nation et citoyenneté, de ne pas évoquer l’expérience des pays baltes : la langue comme revendication forte au moment de leur indépendance, l’accession à la citoyenneté des minorités russophones sous condition d’apprendre la langue nationale, qui en Lettonie est la langue maternelle de seulement 60% des citoyens, la prise en compte des langues des différentes nationalités dans la scolarisation.

L’Union européenne est un espace politique qui choisit de fonctionner dans plusieurs langues et privilégie l’intercompréhension. Le contexte actuel, en effet, n’est plus celui de 1794 en France, époque où l’Abbé Grégoire considérait que l’accès direct des citoyens aux textes en français, sans passer par des intermédiaires, leur garantissait l’accès aux droits citoyens. Un manuel de 2002 aborde la problématique du statut des langues dans l’Union européenne élargie (L2 : 167) et celle de l’identité culturelle en lien avec la langue114 (2002 : 176-177). Mais ces mentions restent rares. La diversité linguistique n’apparaît pas plus dans les manuels de lycée de 1998 à 2003 que dans ceux de primaire de 1924 à 1985 étudiés par Suzanne Citron, qui écrivait déjà :

‘Ces jeunes s’intégreront mieux dans une identité française qui ne sera plus présentée comme une essence passéiste, mais comme une dynamique en mouvement depuis des siècles. Cerner la diversité de nos racines et des cultures qui nous composent, c’est faire progresser dans la conscience collective le désir et la volonté de créer le mélange de demain (1987 : 179).’

Le traitement des faits linguistiques dans l’histoire française et européenne pourrait contribuer à cette prise de conscience : aujourd’hui, construire sa citoyenneté se fait en articulant plusieurs identités et plusieurs cultures, familiale, régionale, nationale, européenne. Les langues permettent de repérer de L’association systématique d’une langue et d’une nation se fait vraiment à partir du XIXe et participe de la construction du « mythe de la « nation » qui se reflète dans la langue commune » (Lüdi, 2004 : 126). Elle est aussi une croyance héritée du mythe de Babel, la grande confusion punitive qui amène à ségréguer les langues des hommes. Tous les manuels d’histoire abordent les grands mythes ; or, au-delà de la construction d’une culture générale commune, l’exposition aux grands mythes de l’humanité prend du sens si elle met en regard les liens entre les imaginaires collectifs et les actions humaines, en l’occurrence les politiques linguistiques. Ces politiques en effet ne sont pas nécessairement autonomes vis-à-vis des imaginaires collectifs et des grands mythes, elles n’échappent pas à la tension entre d’une part le rêve d’universalisme et d’autre part le désir de comprendre l’autre et de le reconnaître comme différent. Les manuels d’histoire que nous avons analysés citent à propos du christianisme deux textes où nous voyons que les mythes se font l’écho de points de vue sur les pratiques langagières. La Lettre à Diognète au IIe siècle, mentionnée dans trois manuels, revendique l’universalisme : « les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays ni par le langage ni par les vêtements. »(F6 : 74 - G1 : 85 – P1 : 49). Le Nouveau Testament, également cité par les manuels (B1 : 43, P1 : 48) écrit à propos de Pentecôte et des discours des Apôtres : « la foule accourut et elle fut surprise car chacun les entendait parler dans sa propre langue ». De même, les politiques linguistiques, qui au même titre que les grands mythes sont des productions humaines puis des faits historiques, bien que de différente ampleur, peuvent dériver vers l’indifférenciation et l’in-distinction, ou tendre vers l’intercompréhension.

Cette exploration des manuels d’histoire de lycée montre comment leurs auteurs ne rendent pas compte de la réalité des pratiques linguistiques en France au fil du temps. Passer brusquement de l’image d’une citoyenneté française monolingue et monoculturelle à la prise en compte des variétés et de la pluralité, dans le cadre du projet d’une nouvelle citoyenneté européenne plurilingue, n’est pas tâche facile. Mais à l’heure où l’on se propose d’éduquer l’enfant à la citoyenneté européenne, assumer le très ancien plurilinguisme115 des pays d’Europe serait une prise en compte des réalités historiques et une manière de donner des outils de lecture du monde aux enseignants. Le plurilinguisme est un comportement humain ancien et ordinaire, et il est temps que les manuels d’histoire s’en fasse l’écho, pour mieux comprendre le passé autant que pour nourrir une conception du citoyen contemporain plus proche de la réalité.

Notes
114.

Dans le chapitre sur la francophonie.

115.

Bien plus ancien que le christianisme que d’aucuns voient comme un trait culturel commun.