2.1. Les langues de l’apprenant

Les langues de l’apprenant sont celles avec lesquelles l’enfant est en contact lors de pratiques familiales et sociales, la langue de l’école et les langues étrangères ou régionales apprises dans le cadre scolaire ou extra-scolaire. Quelle est la place donnée dans les manuels de langue du primaire à ce qui caractérise aujourd’hui l’usage des langues, non pas pour un lointain avenir professionnel, mais dans la vie quotidienne et le présent des élèves : le plurilinguisme côtoyé dans leur environnement proche, la mobilité professionnelle de leurs parents, les vacances, les migrations familiales ? Nous avons d’abord étudié la place du français, langue de l’école, puis celles des autres langues des élèves.

Les fonctions du français dans les manuels de primaire sont celles que Véronique CASTELLOTI (2001, 48 - 60) a observées dans les pratiques de classe des enseignants de collège : la langue de scolarisation est utilisée pour « la gestion de la communication et de l’organisation pédagogique », pour « le guidage, la facilitation et l’évaluation dans l’accès au sens », pour « l’explication métalinguistique ». En effet, les deux principales fonctions du français dans les manuels, qu’ils soient antérieurs ou postérieurs à l’introduction du CECRL, sont de rassurer et d’expliquer, lorsque ce qui est abordé nécessiterait un niveau de langue plus élevé que celui des élèves de primaire. Plusieurs manuels, Get Set Go !, Happy Street, Primary Colours pour l’anglais, Grenzenlos, Wie geht’s ! pour l’allemand en sixième, utilisent le français pour sécuriser et aider les apprenants dans des activités de réception ou de production. Grenzenlos encourage à ne pas culpabiliser l’apprenant qui a recours à sa langue maternelle, mais à donner des appuis d’ordre culturel ou situationnel (bruitages, mots « internationaux »). Aufwind pour l’allemand en sixième utilise le français dans les consignes du cahier d’activités, pour « prendre en compte les difficultés éventuelles de certains élèves dans la réalisation de leurs travaux personnels ». La pédagogie dite de la « troisième voie », selon l’expression employée par ses concepteurs (Katze Fax et Neue Katze Fax pour le cycle 3, Klipp und Klar ! pour la sixième) va plus loin dans cette direction, puisque la bande son en allemand est doublée par une bande son en français. Ceci afin que les élèves puissent entrer en contact plus vite avec la matière (dans ce que ce terme a de sensoriel) sonore et l’univers de la langue cible, sans être freiné pour cela par la recherche de la signification. L’usage du français peut aussi permettre d’introduire des activités de réflexion métalinguistique autour de la langue cible :c’est le cas pour Happy Street, Primary Colours, Wings en anglais, Los Intrepidos, Una Rayuela en espagnol, Grenzenlos, Wie geht’s ! en allemand. Il peut rendre compréhensible des apports socioculturels (Pebbles), et permettre la conduite de classe, en particulier pour expliquer des règles de jeu (Pebbles) ou capter l’attention des élèves (Wie geht’s !). Dans les dix manuels publiés après l’introduction du CECRL, les usages de la langue de scolarisation ne sont pas différents : les auteurs s’adressent en français aux élèves dans leur préface, pour expliquer des consignes et introduire des activités (Zusammen et Piacere), pour permettre une réflexion métalinguistique (Zusammen). Dans Wie geht’s, les rubriques d’auto-évaluation  sont en français : « Tu sais maintenant (…) dire ce que tu attends d’une amie, etc ». L’alternance codique en cours de séance est déconseillée par les auteurs de Hop in! (anglais), qui donnent aux enseignants plusieurs astuces pour « éviter autant que possible le français ».

Nous avons également recherché quelles étaient les représentations sur les langues des élèves que les auteurs exprimaient à travers leurs propos sur la langue de scolarisation. L’auteur de Katze Fax (1999)justifie l’usage du français par ces mots :

‘On ne peut leur faire connaître le sens des phrases allemandes qu’en utilisant pour cela la seule langue qu’ils comprennent d’ores et déjà, à savoir le français. ’

Considérant ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire la prise en compte des ressources linguistiques des élèves, cette formulation est surprenante, car elle suppose que tous les élèves sont monolingues. L’intention était-elle de souligner le rôle du français comme plus petit dénominateur commun et langue partagée par tous ? Les autres manuels du premier groupe analysé, dans leurs termes pour désigner la langue de scolarisation, n’envisagent pas non plus que celle-ci et la langue familiale de l’élève puissent être différentes : il s’agit du “français” pour Aufwind, du « français » ou de la « langue maternelle » pour Grenzenlos , de la “langue maternelle” pour Get Set Go!, Primary Colours, Los Intrepidos, Una Rayuela, de la “langue maternelle » et de « L1 » pour Pebbles, de « Langue 1 » pour Happy Street. Cette occultation de la donne plurilingue induit que tous les apprenants ont le français pour langue maternelle. Pourtant, la place de la langue maternelle est reconnue, comme en témoigne la formulation de Grenzenlos, toute empreinte de sollicitude pour l’apprenant :

‘Au début des apprentissages (…) on manque de points d’appui. Le recours à la langue maternelle est un réflexe naturel, un réflexe de survie.  ’

Si vraiment la situation d’apprentissage génère de telles tensions, peut-être en effet faut-il envisager le recours à toutes les langues maternelles des élèves ?

La majeure partie de ces méthodes prônent une pédagogie centrée sur l’élève et invitent les enseignants à différencier leur pédagogie et à l’adapter à l’apprenant (Chit Chat, Get Set Go !) ainsi qu’aux différents rythmes de développement des compétences (Chit Chat, Happy Street) ; les auteurs conseillent de prendre en compte l’univers des enfants, leurs expériences, leur environnement, leurs besoins : « les enfants de cet âge veulent parler d’eux-mêmes, de leur famille » (Tamburin). Paradoxalement, il n’est pas envisagé que ces élèves aient diverses expériences langagières et culturelles, et peu de pistes sont proposées à l’enseignant pour explorer et valider les compétences linguistiques de leurs élèves, pour faire des liens entre la langue cible enseignée à l’école et une autre langue apprise ou non en cadre scolaire. Pour l’anglais, plusieurs ouvrages sont publiés par des éditeurs anglo-saxons et conçus pour être utilisés dans un grand nombre de pays différents, ce qui peut rendre difficile de faire des propositions d’activités applicables pour tous ces publics. Mais les auteurs ne donnent pas non plus le conseil d’une posture pédagogique pour l’accueil des langues et des cultures des élèves. Le manuel d’espagnol seconde langue pour la classe de quatrième (Encuentro, Nuevo Encuentro) confirme la tendance : plusieurs des élèves qui choisissent l’espagnol ont des grands-parents ou des parents hispanophones ; certains élèves ont été initiés au primaire, ont fait de l’anglais à partir de la sixième, et retrouvent l’espagnol en quatrième ; voilà qui pourrait encourager à la prise en compte d’acquis personnels ; il n’en est rien. Ni recours à la langue familiale ou à la langue de l’école, ni allusion à la langue d’origine, ni prise en compte d’une éventuelle initiation antérieure, ni appui sur des acquis méthodologiques. Tout au plus, dans l’édition de 1997, est-il expliqué que les intitulés des exercices dans le livre d’activités sont en français pour que l’élève « puisse les réaliser seul ». Ce qui ne lui est peut-être pas nécessaire après avoir suivi l’enseignement d’une langue un ou deux ans au primaire et deux ans au collège : les activités ne sont pas si différentes d’une langue à l’autre qu’il faille supposer que l’élève ne saura utiliser son expérience pour comprendre les consignes dans une langue nouvelle.

Dans les introductions des manuels, l’introduction est un premier indicateur de la représentation que les auteurs véhiculent de leur public d’apprenants ; ainsi les auteurs d’Aufwind reconnaissent-ils dans leur avant-propos les différentes langues et cultures des élèves de sixième : « Rémi, Laure, Elsa, Mehdi et tous les autres, vous arrivez au collège… ». Dans le premier groupe de manuel, quatre des 76 publications envisagent les connaissances des enfants : Pasacalle, Espanol mas claro dont les auteurs invitent les élèves à demander à leurs camarades quelles langues ils parlent ; ceux de l’Initiation à l’espagnol et à l’allemand en cycle 2 (2003) proposent aux enseignants de recueillir les représentations des enfants, car « certains enfants ont élargi, au-delà de la France, leur connaissance préalable grâce à des parents originaires de différents pays » Les enfants sont invités à dire s’ils connaissent une autre langue, car

‘certains, selon leur origine ou leur milieu, connaissent quelques mots (…) L’enseignant fait avec eux un inventaire de leurs acquis antérieurs, situe sur une carte ou sur la mappemonde l’origine des langues employées (…) il sollicite les enfants afin qu’ils trouvent autour d’eux des parents, des amis qui puissent leur parler dans une autre langue.’

Plusieurs manuels du premier groupe étudié invitent les enseignants à solliciter l’implication des parents de deux manières :

  • prendre en compte les indications données par l’enseignant sur sa pédagogie, via les réunions, les productions des enfants, les textes de chansons, le spectacle de fin d’année (Pebbles, Chit Chat) ;
  • suivre l’apprentissage de leur enfant, par exemple en écoutant les chansons apprises (Happy Street), en lui prodiguant encouragements et soutien (Chit Chat, Happy House, Pebbles).

Il s’agit donc d’une information à sens unique (les enseignants vers les parents) plus que d’un échange, et il n’est pas proposé de s’enquérir auprès des parents des acquis des enfants et de leurs contacts avec d’autres langues (en famille, en vacances, en voyage).

Dans les 76 manuels dont nous avons analysé l’introduction et la première unité, seuls les auteurs de la publication de Retz soulignent qu’il « est important que des parents français viennent aussi présenter les traditions de leur pays d’origine, leur langue régionale ». Quatre des dix publications publiées après l’introduction du CECRL évoquent les expériences plurilingues des élèves. Zusammen, à la fois dans l’avant-propos pour les élèves et dans la trame narrative choisie, envisage un contexte plurilingue associé à une migration familiale : «  David, un des héros du manuel, jeune Américain venu en Allemagne pour retrouver la trace de ses ancêtres et apprendre leur langue » (p. 3), est le personnage apprenant qui va accompagner les apprentissages des élèves. Cependant, et bien que l’enseignement de l’allemand soit vu

‘comme propédeutique à l’apprentissage d’autres langues, dont l’anglais, pour ceux qui choisissent de commencer par l’allemand à l’école et de ne commencer l’anglais qu’au collège, mais également d’autres langues autres que l’anglais, notamment pour ceux qui commencent par l’anglais ou qui apprennent conjointement l’allemand et l’anglais, en particulier dans le cursus bi-langues. (2005 : 5)’

les activités proposées se cantonnent au seul cadre scolaire, et n’envisagent pas les langues apprises dans le cadre familial et/ou social. De la même manière, Wie geht’s ? envisage le scénario d’élèves qui ont déjà étudié l’anglais et fait de nombreux parallèles entre les lexiques anglais et allemand (2005 : 32, 33, 55, 98, 120, 142), après avoir conseillé à l’élève, en introduction :

‘Ne vas pas imaginer que l’apprentissage de l’allemand est très différent de celui de l’anglais : bien au contraire il lui est très semblable et les connaissances, les savoir-faire et les méthodes de travail que tu as acquis en anglais te seront utiles à tout moment. (2005 : 3)’

Hop in ! prévoit dans son guide du maître une rubrique « pour les bilingues », qui s’avère être des activités de différenciation pour des enfants bilingues anglais-français : leur faire écrire « les nombres de 13 à 20,… les couleurs et les formes utilisées dans les drapeaux,… leurs suggestions de noms de pièces et de maisons, … une histoire imagée sur le même modèle ». Ces activités peuvent déboucher sur la participation de l’enfant bilingue en tant qu’expert, mais il n’est pas suggéré à l’enseignant de le faire avec d’autres langues que celle qui est enseignée :

‘Proposez-leur d'écrire leur propre cours de gym (5 mouvements maximum). Write your own (gym) routine ! Ils peuvent ensuite donner leur propre cours de gym au reste de la classe. Cela constitue une activité de rebrassage idéale. En outre, cela vous permet de vérifier que les autres élèves suivent dans un contexte différent (situation de transfert).
Vous pouvez leur donner la carte des 7 nains, ils se présenteront alors d'abord au singulier, puis au pluriel : I am a dwarf, we are the seven dwarfs/dwarves. Vous pourrez aussi leur demander de vous donner les noms anglais des 7 nains : Dopy (Simplet), Grumpy (Grincheux), Sneezy (Atchoum), Sleepy (Dormeur), Bashful (Timide), Doc (Prof), Happy (Joyeux).’

Mis primeros dias, manuel d'espagnol conçu dans un premier temps pour des élèves immigrants, est le seul à faire référence à une langue tiers qui ne soit pas l’anglais : l’un des personnages du fil narratif est une élève qui arrive de Pologne ; elle dessine une école, et écrit « szkoła » au-dessus de la porte. Suivent un jeu et l’heure en polonais et en espagnol, des photos de boîtes de médicaments également dans les deux langues. Nous avons là l’exemple d’un dispositif simple, peu coûteux pour l’éditeur et à fort potentiel didactique et éducatif : le vécu d’écoliers migrants est reconnu et permet d’aborder, pour tous, l’éveil aux langues (et les proximités entre les langues, de « szkoła » à scuola, en passant par scolaire), les migrations, l’union européenne.