2.2. Les langues cibles

Les auteurs de manuels de langues ont la possibilité de se situer sur un axe dont les extrêmes peuvent être décrits ainsi :

Nous avons recherché la visibilité des contextes et des répertoires plurilingues dans les deux groupes de manuels, mais ne l’avons pas trouvé dans les introductions et les premières unités du premier groupe analysé, mis à part pour Aufwind. Les auteurs qui dans leur avant-propos s’adressent d’emblée, nous l’avons vu plus haut, à des élèves de différentes cultures linguistiques, y envisagent également la diversité des locuteurs de la langue cible : « L’allemand, c’est la langue de Florian, Kim, Heiko, Madita, Claudia et Kaï ». Aurelia est conçu au départ pour des élèves étrangers nouvellement arrivés en Allemagne puis adapté à l’enseignement de l’allemand langue étrangère. Ses auteurs introduisent l’idée que les élèves vivent dans un monde plurilingue : le premier chapitre montre des écoliers de Berlin, à la Porte de Brandebourg, qui vendent des souvenirs à des touristes dans un anglais hésitant ; ils découvrent un peu plus tard un corbeau blessé, et l’un d’entre eux, Karim, fredonne quelques mots en turc. Le message est clair, fort et rare dans unmanuel de langue : le pays dont vous allez apprendre la langue, comme le vôtre, est visité par des touristes et des locuteurs de différentes langues ; dans ce pays, comme dans le vôtre, vivent des personnes qui parlent d’autres langues. Message amplifié par le premier document du livre, une carte du monde selon Arno PETERS, qui évite l’habituel ethnocentrisme des pays occidentaux en ne situant pas le centre de gravité du monde dans l’hémishère nord. Les situations proposées sont bien plus proches du réel des écoliers de la plupart des écoles françaises aujourd’hui. Dans le second groupe de manuels, Wie geht’s imagine la scène d’un père de famille allemand qui chantonne en anglais (2005 : 22). Zusammen évoque les répertoires plurilingues qui existent dans les pays germanophones ; le dialogue entre Sevgi, turcophone, et un journaliste, transmet deux idées importantes : les élèves en Allemagne peuvent connaître d’autres langues que celles enseignées et utilisées à l’école, et un même sujet peut développer de manière déséquilibrée ses compétences dans chaque langue :

‘Journalist : Wie ist es bei dir, Sevgi ? Liest du gern ? Deutsch oder Türkisch ? Sevgi : Deutsch lesen ist kein Problem, aber Türkisch kann ich nur sprechen und nicht lesen. (p.51)’

Hormis ces manuels, les supports que nous avons analysés présentent des narrations dont les personnages et les scènes sont monolingues.

Les zones de diffusion de la langue cible sont présentées par des textes et des illustrations. Wie geht’s contient des photographies et des descriptions de l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse, et dans son avant-propos, Zusammen présente le monde germanophone :

‘Vous allez entrer en contact avec les Allemands et l'Allemagne, mais aussi avec d'autres voisins comme les Autrichiens et les Suisses (p.3).’

Une réflexion sur les emprunts linguistiques peut être impulsée par les activités de repérage des emprunts linguistiques et par les documents présentés dans les manuels : les premières sont systématiques dans les manuels d’anglais, qui invitent les élèves à prendre conscience de tous les mots anglais présents dans la langue française. Mais la réciproque, qui existe pourtant largement, n’est pas évoquée. Les documents des manuels d’autres langues présentent eux aussi la présence de l’anglais : dans Wie geht’s, les photographies d’un programme de télévision, « Rendez-vous mit einem Vampir » et de l’affiche d’un concert des « Cats in Berlin » (2005 : 52), des enseignes dans des rues de Berlin, « pizza, pasta, salate » (2005 : 37). Dans Piacere, la photographie d’une devanture propose plusieurs produits, dont des toasts (p. 102), une publicité vante un « walkman » (p. 128), « Samsung » et « Google » ; le bilinguisme des aéroports est présent : imbarchi – gates (p. 145). Une variété écrite est introduite : le langage SMS en italien (p. 129). Quant à la présence d’autres langues dans les pratiques quotidiennes des pays concernés, rien n’en est mentionné dans les manuels.

Les zones de diffusion de l’anglais sont inégalement représentées par les manuels (à travers les cartes, drapeaux, mentions d’éléments culturels), comme le montre le tableau ci-dessous :

Cup of teapour la première année d'anglais invite les élèves à chercher dans un dictionnaire ou un atlas tous les pays anglophones, associant stratégie autonome et découverte des zones diffusion (2006 : 16). Pour l’espagnol, les auteurs de Piruli cycle 3 niveau 1 souhaitent donner « sa juste place » à l'Amérique de langue espagnole, et introduisent un personnage mascotte présent tout au long du manuel, Quetzal, l'oiseau professeur. Piacere ne mentionne ni les variétés de l’italien, ni ses zones de diffusion : la Suisse n’est pas mentionnée.

Certaines activités linguistiques, enfin, participent de la présentation de la situation linguistique des pays concernés. Il s’agit en particulier de l’introduction de l’énoncé « X, en …, parle … ». Ainsi, pour l’italien, Piacere montre Juan qui habite en Espagne, Franz en Allemagne, et Dylan Hunt à Londres, avant d’évoquer le contact interculturel et interlangue à travers la mise en scène de la présence d’un correspondant étranger (p. 14) et une chanson sur l’émigration italienne aux Etats-Unis (p. 54). Wie geht’s montre Verena, qui parle allemand devant la porte de Brandebourg, Pauline français devant la Tour Eiffel, Steven anglais devant Big Ben, Juan espagnol devant un taureau et un toréador, Carla italien en mangeant des spaghettis (2005 : 9), puis présente la langue et la culture allemande dans leur dynamique, à travers les artistes, les œuvres traduites, ou la présentation d’un adolescent faisant de la Break dance (2005 : 119). Ces deux manuels, nous le voyons, abordent les contacts entre la culture cible et les autres de manière différente ; pour les deux, la présentation en début de manuel est moins une information culturelle qu’une commodité de présentation de la langue, et le risque de renforcement du stéréotype ne paraît pas important. A l’inverse, dans Good morning, l’activité « relie les enfants à leur pays » oriente vers une vision simple de notre monde : Dublin, Paris, Berlin, Rome, Madrid, Moscou, pour Pierre, Natacha, Patrick, Maria, Cristiano, Walter, et rien ne vient ensuite contrebalancer cette représentation.

Le souci d’authenticité est l’un des thèmes récurrents dans les introductions de manuels ; pourtant, les univers linguistiques présentés sont généralement constitués de deux blocs linguistiques homogènes, celui de la langue cible et celui de la langue de l’apprenant. Rares sont les méthodes qui évoquent les variétés de langues et les pratiques plurilingues. Les manuels analysés montrent le plus souvent un univers strictement monolingue, simple, pour ne pas dire simpliste, et très éloigné des contextes réels de la plupart des élèves aujourd’hui. Ils rendent moins compte des pratiques langagières de l’autre pays qu’ils ne sont « le reflet de notre vision du monde », constat que fait Véronique Pugibet à propos des contenus culturels dans les manuels d’espagnol (Rémon, Viselthier, Pugibet, Getliffe et Guichon, 2005 : 86). La vision du monde qui prévaut à travers les manuels est celle d’une superposition de chaque pays avec une langue, et de pays européens présentés comme autant de blocs homogènes. Le fait que les manuels qui prennent le mieux en compte le plurilinguisme des apprenants comme des pays des langues cibles soient ceux conçus dans un premier temps pour les enfants migrants (Aurelia, Mis primeros dias) peut nourrir la réflexion sur le bien-fondé des passerelles entre les didactiques des langues (premières, secondes, étrangères).