2.3. La description de la société dans sa diversité

En matière de culture-cible, les objectifs des enseignants ou des concepteurs d’outils pour l’enseignant peuvent être décrits en ces termes : rendre compte de la réalité culturelle, en montrer les éléments « typiques », les variétés et l’image que les communautés concernées donnent d’elles-mêmes, agir sur le « savoir-penser », amener les élèves à une réflexion sur les stéréotypes et sur la représentation du réel, développer des savoir-faire et des savoir-être, en particulier des compétences interculturelles, via des activités de recherche plus que d’exposition à des connaissances. Il s’agit moins que les élèves soient des réceptacles d’informations culturelles que de les encourager à des explorations et à des découvertes actives.

Les sociétés des pays des huit langues susceptibles d’être enseignées à l’école en France sont des sociétés plurielles : les personnes y sont de différentes origines, ethnies et milieux socioprofessionnels. Leurs cultures sont liées à leur groupe d’âge, leur éducation ou leur environnement, rural ou urbain ; comme toutes les cultures, elles sont le fruit de contacts, d’emprunts, d’adaptations, de changements internes. Ces personnes, par exemple, choisissent pour leurs enfants des prénoms associés ou non à leurs cultures familiales. Les manuels sont des vecteurs des cultures associées à la langue cible et s’adressent à des apprenants eux-mêmes de cultures plurielles : dans quelle mesure donnent-ils une image relativement fidèle de la pluralité des cultures décrites et s’adressent-ils aux élèves dans leur réalité et dans leur diversité ?

Depuis plusieurs décennies, la plupart des manuels présentent des aspects de la culture quotidienne dans le ou les pays de la langue cible, via des documents authentiques et via un fil narratif qui met en scène des élèves du même groupe d’âge que les apprenants, ainsi que leur famille et amis. Ces narrations sont à la fois une mise en scène de la société où est parlée la langue enseignée et une évocation de ce qui rapproche et différencie le quotidien de l’apprenant et celui des locuteurs de la langue cible. Nous avons recherché dans ces narrations, ainsi que dans les documents présentés par les manuels, la représentation donnée par les auteurs de la société, en termes de diversité ethnique, générationnelle, socioculturelle, mais aussi en termes de cadres de vie, ruraux, urbains, péri-urbains.

Ainsi le choix des noms des personnages et les scènes de vie quotidienne peuvent-ils ou non traduire la réalité plurilingue. Des personnages d’écoliers et leurs parents sont mis en scène : dans la plupart des manuels du premier groupe, leurs prénoms laissent supposer une grande homogénéité linguistique et culturelle dans les pays locuteurs des langues cibles, même lorsque les illustrations, politiquement correctes ou commercialement stratèges, montrent des enfants de différents types ethniques. En Grande-Bretagne, les enfants de ces manuels s’appellent Kate ou John, et en Espagne Maria ou Pablo. Pour Aufwindcomme pour la plupart des méthodes, le monde est aussi simple que dans les atlas pour tout-petits des années cinquante du siècle dernier : « Giovanni ist in Rom, Heike ist in Hamburg ». Il y a quelques exceptions : Pasacalle 1 pour l’espagnol met en scène un groupe d’amis qui s’appellent Daniel, Yoko, Kate, etc, sans évoquer leur nationalité, Português a brincar présente la rencontre de Joao, Luisa, Diego, Ana, Mary, John et Thomas ; Espanol mas claro situe l’unité Un en pays hispanophone, dans un cybercafé fréquenté par des personnages d’origines différentes, et Aurelia pour l’allemand narre les aventuresd’écoliers de Berlin : ils ont des prénoms courants des cultures germanophone, turcophone ou italianaphone.

La diversité culturelle est présente à des degrés divers dans les narrations de plusieurs manuels du second groupe étudié. Pour l’allemand, les illustrations de Zusammen présentent un monde urbain peuplé de personnes blanches ; les prénoms des personnages reflètent la pluralité de la population en Allemagne (Ingrid, Sybille, Martin, Jonathan et Michael Eschbach, Hannah, Laura, Jonas, Steffi, mais aussi Leon et Sevgi). Wie geht’s présente à la fois une large palette de prénoms et de patronymes de culture germanique et d’autres cultures linguistiques : Anna Vollmer, Markus, Jens, Gertrud, Werner, Susanne, Jörg, Her Müller, Herr Jäger, Klaus Braun, Frau Heuring, Herr Reiter, Verena, Tim, Sonja, Juliane, Linda, Tonio, Stefan Stinkfaul, Florian Fleißig, Tim, Olaf, Lara, Lili, Dominik, Inga, Ruppert, Linda, Clemens, Inga Wienand, Michael, Jasmin, Frau Brucker, Lars, Lilli, Willi, Hans Manz ; quelques-uns de ces personnages sont des personnes de couleur, comme le sont les usagers de la Deutsche Post dans un document publicitaire (2005 : 138-139) ; une biographie de la chanteuse Jasmin, de père allemand et de mère croate, est présentée (2005 : 158)118 par ce même manuel.

Pour l’anglais, les personnages de Cup of Tea ont des prénoms endolingues : pour le manuel de Première année, Kate Johnson, James, Laetitia, Rachel, Patricia, Jonathan, Patrick, Harry, Bill, Barbara, Ben, Lina, Ted, Jane, Tom, Nina, Bob, Simon, Rebecca ; pour celui de Deuxième année, David, Serena, Peter, Samantha, William, Helen, Paul, Mary, Tony, Elizabeth, Kevin, Sandra et Rebecca. Quelques personnages, dessinés ou photographiés, sont des personnes de couleur, et, ce qui est peu fréquent dans les manuels, des personnes âgées (2006 : 57). Différentes formes d’habitat typiquement britanniques sont présentées, en ville et à la campagne. Domino & Co, beginners ne met en scène aucune personne âgée, mais la version pour le cycle 3 le fait. Les deux manuels présentent dans des scènes du quotidien des personnes de couleur, et des métiers à forte connotation culturelle dans la société britannique : le laitier, le facteur. Good morning ! ne met en scène aucune personne âgée, ni pour le niveau 1, ni pour le niveau 2. Quelques personnes de couleur sont présentes. Les prénoms sont endolingues pour le niveau 1, Terry et Pearl Spencer, Archie, William, Maureen ; pour le niveau 2, Billy Mc Millan vit Park Lane, Canterbury ; Laura, Elaine, William, Paul, Kate, James, Andrew et Mike à Boston aux Etats-Unis, Sarah à Capetown en Afrique du Sud et Indira en Inde. Hop in! insère des dessins de personnes âgées pour introduire le lexique associé à la famille ; également présents, quelques personnes de couleur, et, exception notoire, un écolier en fauteuil roulant. Les prénoms sont endolingues dans le manuel (Kevin, Tina, Sophie, Charlotte, Ken, Emma), mais plus variés dans le guide du maître (Timothy, Ron, Brian, Jamie, Peter, Barnaby, Sam, Philip, Simon, Isadora, Hassan, Mike, Ricardo, Carla, Josh, Sarah, Victor). Hullabaloo niveaux 1 et 2 présentent des personnes de couleur et blanches, âgées et jeunes, et les personnages s’appellent Iman, Sanjay, Jan, Pedro et Naledi pour le niveau 1. Le manuel de niveau 2 présente Brown, Wilson, Jordan, ainsi qu’une famille qui vit en Inde (Kenny, Chrissie, Mary, Jenny, Paul, Val et Ajappan) et leurs cousins londoniens (Ulagan, Sue, Pat et Maui) ; la mère du héros, en sari, bavarde avec son fils adolescent dans la chambre meublée à l'occidentale.

Pour l’espagnol, Mis primeros dias a choisi des prénoms qui sont l’écho de l’Espagne contemporaine, aujourd’hui pays d’immigration : Ana, espagnole, Silvia et Monika venues de Pologne, John des Philippines, André du Cameroun, Mohamed du Maroc avec ses parents Fatima et Mohamed et des personnes blanches et de couleur. A ce premier écho de la pluralité de la société espagnole s’ajoute la présence de personnes âgées. Piruli, manuel d’espagnol langue étrangère (et non langue seconde comme Mis Primeros dias), présente des personnages dont les prénoms et patronymes sont endolingues (Luis Alonso Dominguez, José, Josefa, Fermin, Fermina, Manuel, Manuela, Pedro, Luis, Carmen, Juan, Maria, Lola, Ana, Pilar, Pablo, Sofia), ou inventés : Terremoto (de tremblement de terre, « la fonceuse »), Marsabidilla (Melle Je-sais-tout), Chorlito (cabeza de chorlito, soit tête de linotte, l'étourdi), Comelotodo (le gourmand), Eusabio (de Eusebio, le sage) sont les enfants des familles « Temeraria, Cursilleta, Sabelotodo, Regordeta, Pocamemoria ». Il s’agit de personnes blanches et de couleur, jeunes ou âgées. Des photographies présentent des scènes du quotidien dans différents pays : des enfants des rues à Abidjan, un enfant soldat au Rwanda, une cour de récréation en Bolivie, des enfants ouvriers en Colombie (una fabrica de ladrillos).

Pour l’italien, les prénoms et les noms des personnages de la trame narrative de Piacere sont nombreux, mais n’évoquent pas la diversité des habitants de l’Italie d’aujourd’hui : Adriano Spadaro, Luigi Lenzi, Monica Frizzi, Lorenzo Ottavi, Cristina, Paolo Adriano, Aldo, Alessia, Andrea, Antonio, Barbara, Michele, Stefano, Valentina, Vincenzo, etc. Ce manuel offre près de 200 photographies, dont celles de trois personnes de couleur, joueurs de basket-ball (p. 82) et lanceur de poids (p. 87) et aussi celles de trois personnes âgées. Les différentes manières de se saluer sont illustrées par des scènes dans des contextes et des situations différentes : des enfants jouent au baby-foot dans la rue, deux col-blancs se rencontrent devant un ordinateur, des personnes âgées se saluent. L’homme est à sa fenêtre, la femme dans la rue est chaussée de claquettes : échange informel, sans apprêts, rarement représenté dans les manuels de langue. Deux manuels, Hullabaloo et Piruli, donnent à leur narration une densité psychologique et dramatique : dans le premier, il manque du bois de chauffage à la maison, il faut aller en chercher ; dans le second, la grand-mère est décrite dans ses habitudes quotidiennes, à travers par exemple le parfum qu’elle aime.

Plusieurs de ces dix manuels présentent une société plus diversifiée que les 76 manuels d’abord analysés : certains des personnages ont des prénoms de différentes cultures, ce qui véhicule l’idée que les locuteurs de la langue cible ont des contacts avec différentes cultures ou n’ont pas tous la même origine ; quelques-uns sont âgés. Les grands absents sont les métiers peu qualifiés, présents seulement dans Domino et Piruli, et la vie dans le monde rural. Les 86 manuels que nous avons analysés ont recours à la narration pour motiver les élèves par des personnages qui leur ressemblent. Ce qui aura des chances de réussir pour les élèves dont les parents appartiennent à la classe moyenne et travaillent dans le secteur tertiaire, trentenaires, blancs et urbains. Pour les autres, la culture présentée dans les manuels de langue est lointaine à la fois en termes géographiques et socioculturels.

Notes
118.

Un lien vers son site et le forum en allemand aurait permis à la fois la reconnaissance de l’écrit et la découverte d’un mode de communication similaire à celui que pratiquent les élèves en français.