Les premières unités d’un manuel contribuent à mettre en place la méthodologie de l’enseignant et des élèves et plus particulièrement le positionnement vis-à-vis des langues tiers, celles qui, dans l’espace de l’apprentissage d’une langue, ne sont ni la langue de l’école (langue source) ni la langue cible. Dans le premier groupe étudié, 40 des 76 manuels analysés n’introduisent aucune référence à d’autres langues ou à des stratégies plurilingues dans leur introduction et leur première unité. Pour 36 manuels, dans ceux de l’école primaire figurent la conscientisation de leurs connaissances lexicales antérieures, la compréhension de nouvelles connaissances lexicales par le repérage des mots transparents ; et dans ceux de collège, des références à l’enseignement suivi à l’école primaire. Dans le second groupe de manuels étudiés, les stratégies plurilingues sont introduites de manière plus systématique dès les premières pages et au fil de l’ouvrage.
Plusieurs manuels de l’école primaire prévoient un recueil des représentations des élèves sur la langue cible ou invitent les élèves à exprimer quels contacts antérieurs ils ont eu avec la langue et la culture cibles (World Class). Cette phase comprend souvent un questionnement des élèves sur les zones de diffusion de la langue cible, pays anglophones, germanophones, hispanophones (Mi Mundo y Yo). Selon Quest, pratiquer « l’éveil aux cultures » et repérer les acquis de connaissances culturelles des élèves consiste à faire prendre conscience aux élèves de la présence de l’anglais dans leur environnement (télévision, cinéma, musique…). Et selon les auteurs de Los Intrepidos, « en fonction de l’âge, des acquis de chacun, de la proximité d’un pays de langue hispanique, le niveau de connaissance de l’espagnol variera sensiblement. »
Des manuels de l’école primaire invitent l’enseignant, pour la première séance, à partir du lexique déjà connu des élèves : « les mots » de la langue cible « utilisés » ou « présents » dans leur propre langue ou dans leur pays (New Stepping Stones, Quest, Zabadoo), « déjà connus » (Lilli Marzipan, Chit Chat, Channel 6, Los Intrepidos, Los Trotamundos) ou « entendus » (Los Intrepidos), les mots « transparents », similaires dans la langue cible et dans la langue de l’apprenant (World Class I, New Wings, Wings, Channel 6, Wie geht’s !, Grenzenlos), les mots qui ont leur origine dans l’une ou l’autre des deux langues (Deutsch ist Klasse, Wings). Autant de prises en compte qui encouragent l’élève à faire des passerelles du connu vers l’inconnu. De même, Planet@, méthode conçue pour des jeunes adolescents nouvellement arrivés en Espagne, propose des activités détaillées pour faire le lien entre l’espagnol langue cible et la langue d’origine, et introduit dans ces activités des mots de différentes langues. Channel 6 se démarque d’une vision réductrice de la langue, au moins dans sa terminologie : la première section, « Zero lessons », est essentiellement consacrée au repérage des acquis par l’élève comme par l’enseignant, et les enseignants sont encouragés à mettre en place des activités pour que les élèves puissent « se rendre compte qu’ils ont déjà quelques notions d’anglais- ce qui leur donnera confiance et les encouragera pour la suite ». Channel 6 invite les enfants, dès la première unité, à chercher à comprendre un mot grâce à d’autres mots transparents dans le contexte de ce mot, ce qui non seulement encourage à explorer la langue, mais permet aussi à l’élève de procéder par inférence, et ainsi de transférer une compétence qu’il utilise dans sa propre langue pour comprendre l’oral ou pour apprendre à lire. Dans la même unité de ce manuel, l’enfant doit parmi des bulles en espagnol, italien, anglais, français, arabe, russe, japonais, etc., reconnaître la bulle en langue anglaise : ceci peut contribuer à mettre en place des comparaisons et des réflexions sur les langues. Se restreindre au lexique présente cependant un inconvénient : c’est une démarche qui ne dépasse pas une vision des langues, aussi restrictive que répandue, comme des sommes de mots. Privilégier cette conception dès le début de l’enseignement risque d’induire que l’action de l’apprenant se réduit à établir une correspondance terme à terme entre sa langue et la langue cible. D’autres aspects gagneraient à être abordés lors de cette étape de recueil des acquis : éléments culturels, sons de la langue, stratégies…
Plusieurs manuels de sixième prennent en compte dans l’avant-propos et dans les principes annoncés l’initiation faite en école primaire. Il s’agit essentiellement d’encourager les élèves initiés tout en rassurant les débutants (Aufwind, Grenzenlos, Wie geht’s ?) Mais cette différenciation n’est pas systématique. Certains manuels d’allemand de sixième, par exemple, ont adapté leur contenu aux évènements historiques et évoquent la réunification de l’Allemagne et la chute du mur (1991), mais ne prennent pas en compte les modifications du programme et ne proposent pas de prise en compte de l’initiation au primaire (débutée en 1989). D’autres manuels le font : Aufwind s’adresse à tous les élèves, initiés ou non, en avant-propos : « Vous arrivez au collège pour y poursuivre ou pour commencer l’apprentissage de l’allemand ». Les auteurs du livre du maître de Wie geht’s ? précisent que cette méthode respecte les récentes instructions officielles et les programmes de Collège de 1996. La mise en œuvre ne correspond pas toujours aux objectifs affichés : les auteurs de Sag malproposent de demander aux non-débutants de « verbaliser », sans proposer d’activité correspondante ; ceux de Aufwind proposent que pendant la première séance « les élèves se présentent en réactivant tout ce qu’ils ont acquis à l’école» ; proposition plus ambitieuse pour l’élève que pour l’enseignant, et peu réaliste au retour des vacances d’été. L’évaluation proposée des acquis antérieurs passe par la production orale de l’élève, évaluation qui peut rencontrer deux obstacles : l’objectif primordial de l’enseignement des langues au primaire reste la compréhension de l’oral. De plus, un jeune apprenant peut-il facilement, après deux mois d’interruption, immédiatement mobiliser ses compétences pour une production orale ? Les propositions de Wie Geht’s ? sont plus concrètes et plus précises : donner aux élèves le rôle de « transmetteurs » de langue auprès de leurs camarades, leur confier par exemple la conduite de jeux. Aufwind présente dans la première unité des contenus plus complexes que ceux abordés habituellement dans la première leçon des méthodes de primaire, la première unité de Wie geht’s ! sollicite d’emblée les élèves initiés. Channel 6s’inscrit très concrètement dans l’hétérogénéité des acquis et des compétences. Pour chaque activité proposée, il est prévu une exploitation à trois niveaux. Ces choix de trois manuels ne sont pas ceux qui sont faits par les auteurs de la majeure partie des méthodes de sixième, qui introduisent en première leçon la traditionnelle et très simple leçon sur « la présentation », malgré les incitations à prendre en compte les élèves initiés en avant-propos (New Wings par exemple). De plus, lorsqu’elle existe, la prise en compte faite est celle de l’initiation au primaire à la langue enseignée en sixième. Il n’est pas envisagé de prendre en compte les compétences développées lors de l’initiation à une autre langue.
L’introduction du CECRL dans les programmes amène des modifications en ce qui concerne les stratégies plurilingues, non seulement dans les premières pages mais au fil des manuels. Les fiches auto-évaluatives de Zusammen comprennent la rubrique « J’ai découvert des stratégies pour apprendre et utiliser une langue étrangère », ce qui peut impulser une réflexion sur les stratégies transversales à plusieurs langues. Ces stratégies interlangues concernent la compréhension de mots inconnus (p. 23), la réflexion sur le fonctionnement des langues, pour plusieurs aspects grammaticaux de la langue allemande (pp. 37, 38, 44, 64, 84, 104), la lecture de documents :
‘je peux repérer certaines informations sur un prospectus en faisant des rapprochements avec l'anglais (...) comprendre les légendes d'une carte postale en prenant appui sur la photo et sur l'anglais (p. 23) ’Mais deux langues seulement sont mentionnées, le français et l’anglais : la réflexion n’est donc pas dans une perspective plurilingue. Il en va de même pour l’avant-propos à l’élève, qui encourage le recours à d’autres langues, à propos des stratégies de compréhension et de mémorisation : « Nous avons fait en sorte que votre connaissance de l'anglais vous aide dans ce travail » (p. 3). Il n’est pas envisagé de stratégie transversale à une langue présente dans l’espace scolaire et à une langue présente dans l’espace privé de l’élève. De plus, les auteurs font une interprétation restrictive des objectifs du CECRL, lorsqu’ils présentent les fiches d’auto évaluation : « E n fin de chapitre, vous pourrez faire le point de vos acquis. Nous vous aiderons à vous situer sur l'échelle des niveaux de compétences fixée pour toutes les langues européennes 119 par le Cadre Européen commun de référence pour les langues. ». Formulation inexacte, puisque le CECRL ne limite pas sa démarche à certaines langues, et peu inclusive pour les locuteurs de langue(s) non-européenne(s). Ce qui représente un assez grand nombre d’apprenants.
Pour l’anglais, Cup of Tea annonce dans le guide pédagogique un principe fort : « cultiver la construction mutuelle de la langue maternelle et de la langue étrangère » (2006 : 7) ; il s’agit d’encourager
‘la réflexion sur la langue étrangère pour constater des analogies ou des différences par rapport à la langue maternelle, pour prendre conscience du fait que les langues sont des systèmes, qu' « aucune langue n'est le calque d'une autre », mais que de la réflexion sur les unes et les autres peut naître une véritable méthodologie qui portera ses fruits dans de nombreuses disciplines. (2006 : 7)’Selon ses auteurs, les débats sur la langue n’ont pas seulement valeur de réflexion métalinguistique (2006 : 14), mais aussi d’entraînement à l’argumentation et d’éducation à la citoyenneté (2006 : 8). En cohérence avec ce principe, Cup of Teapropose une activité de réflexion sur l’étymologie des noms des jours de la semaine, en lien avec les dieux germains, encourage à une comparaison avec d’autres langues, ainsi qu’à la recherche sur Internet par les élèves.
L’évocation d’autres langues peut être traitée très différemment d’un manuel à l’autre : ainsi les auteurs de Hop in! évoquent-ils les différentes formulations selon les langues du jeu « broken telephone » mais n'en donnent que la traduction en français :
‘On y joue dans de nombreux pays. Si, en France, on parle de « téléphone arabe », dans le reste de l'Europe, on dit : le téléphone sans fil (en Italie et au Portugal) ; le message / courrier silencieux (en Allemagne) ; le téléphone sourd (en Russie).’Quant à ceux de Piruli, ils font écouter des enregistrements d'une même phrase et les font reconnaître dans six langues différentes : français, italien, allemand, espagnol, anglais, russe, arabe. Ces manuels s’éloignent du schéma binaire langue source – langue cible ; les auteurs introduisent des activités qui impliquent d’autres langues, même s’ils n’envisagent pas encore que celles-ci puissent avoir été acquises par une pratique sociale.
C’est nous qui soulignons.