2.6. Le triomphe de la monoculture et du binaire linguistique ?

Du manuel qui ne traite pas le CECRL comme une démarche d’enseignement et d’apprentissage mais comme une échelle de descripteurs ajoutée aux programmes, à ceux qui s’adressent à l’élève pour qu’il devienne conscient de ses propres stratégies et les développe, l’éventail est large. Les manuels de primaire récents donnent une part plus importante à la reconnaissance d’autres langues et aux stratégies plurilingues ; plusieurs introduisent des activités d’éveil aux langues. Mais ils ont en commun de ne pas faire une utilisation systématique, explicite et détaillée de la compétence plurilingue. Les outils proposés pour l’auto évaluation ne prévoient pas d’en étendre la pratique ou de comparer les capacités dans plusieurs langues. L’articulation entre le curriculum existenciel et le curriculum scolaire est inexistante.

La pluralité linguistique des pays de la langue cible n’est pas mise en valeur. Si les manuels présentent assez fidèlement les zones de diffusion des langues enseignées, rien n’est dit sur les langues régionales et les langues d’immigration. Dans le contexte actuel de l’Union européenne, les manuels pourraient évoquer les zones de diffusion plus largement, montrer la diversité linguistique interne aux pays locuteurs de la langue enseignée et aborder le statut des langues (officielles, nationales, régionales, secondes, d’immigration). Ceci aurait le double effet de montrer une image plus précise de l’environnement linguistique de la langue enseignée et de valider le plurilinguisme de l’environnement des apprenants. Pour qui veut créer des passerelles entre les cultures et développer une identité européenne, l’observation du plurilinguisme dans les états de l’union européenne est une ressource considérable : l’albanais est parlé en Albanie et en Italie ; le catalan est parlé en Espagne, en France, mais aussi à Alghero, en Sardaigne ; le turc en Turquie, pays candidat, en Allemagne, en Belgique, en France ; l’allemand est la langue officielle, mais aussi nationale, seconde ou étrangère d’un grand nombre de citoyens européens, au Luxembourg, au Danemark, en République tchèque, et dans d’autres pays. Depuis toujours les langues ont fait fi des frontières et les enfants le savent, qui utilisent quelques mots d’allemand avec leur cousin tunisien à Berlin, ou d’espagnol pour acheter une glace en Espagne. Encore faut-il faire émerger ces pratiques et les mettre en regard des réalités plurilingues et de la politique linguistique de l’union européenne. La plupart des méthodes étudiées affichent des intentions didactiquement correctes, mais enferment toujours les langues enseignées dans le double système de frontières décrit par François Laplantine et Alexis Nouss (1997, p. 35) : « depuis la Renaissance, les langues, comme les Etats, se définissent par des frontières : intérieures (grammaire et bon usage, extérieures (découpages nationaux) ».

La pluralité culturelle est mieux représentée dans les manuels les plus récents que dans les autres. Cependant, la plupart des manuels présentent des personnages relativement désincarnés, dans une société homogène et aseptisée : les adultes sont des trentenaires urbains de classe moyenne, col-blancs ou enseignants, qui choisissent pour leurs enfants des prénoms endolingues. Seule une certaine catégorie d’élèves pourra « se retrouver » dans les pages de ces manuels. Les autres devront croire que de l’autre côté de la frontière leurs semblables n’existent pas ou bien faire un sérieux effort d’imagination. Ne pas décrire la culture cible dans sa pluralité et sa réalité, outre le fait que cela diminue les opportunités de faire l’apprentissage de l’ouverture et de l’altérité, est aussi une forme de déni de l’apprenant réel. Geneviève Zarate, analysant les représentations de l’étranger en didactique des langues (2004 : 59), considère que

‘l’enseignant ne peut réduire la description aux seules valeurs auxquelles il s’identifie ; au contraire, il doit aussi intégrer à la description ce qui est extérieur à son propre système de références (…) C’est pourquoi il doit être en mesure d’inventorier et de sélectionner des documents qui n’entrent pas dans la cohérence de sa propre identité sociale. (…) La pertinence sociologique consiste à ne pas exposer les seules valeurs étrangères en conformité avec sa propre identité sociale d’enseignant.’

Or, dans les manuels que nous avons analysés pour le primaire, l’enseignant ne trouvera quasiment aucun document qui lui permette de ne pas se cantonner à son identité sociale.

Il reste à questionner le choix du fil narratif : si sa fonction est de créer une motivation et une identification chez les élèves, peut-on raisonnablement supposer que ceux-ci s’identifieront à des prototypes désincarnés ? Ne serait-il pas envisageable d’introduire, comme le font les manuels de lycée, des extraits d’œuvres de littérature pour la jeunesse, différents pour chaque unité ?

Les manuels publiés depuis 2002 prennent mieux en compte la diversité linguistique, mais lorsqu’ils présentent les pays locuteurs de la langue enseignée, en donnent encore une image largement monolingue. La vision binaire, [langue de l’école considérée comme maternelle versus langue cible] reste largement dominante. Le locuteur de la langue cible continue, à quelques exceptions près, à ressembler à un dictionnaire (recto-verso langue 1 - langue 2) plus qu’à un être parlant avec toute sa complexité. Les supports que nous avons analysés n’encouragent pas les enseignants à prendre en compte les acquis langagiers et les vécus culturels de leurs élèves. Elles ne donnent pas d’outils aux enseignants pour mieux connaître les liens entre différentes langues ou du moins pour signaler l’accueil positif, dans la classe, des capitaux langagiers des élèves. Les différences sont neutralisées, les manuels s’adressent dans le meilleur des cas à un élève « moyen » (Perrenoud, 1994 : 119), voire, en filigrane, au locuteur idéal dont nous avons pourtant constaté la disparition plus haut. L’approche de l’enseignement des langues, telle qu’elle est fréquente dans les manuels, consiste à motiver l’élève en lui proposant de parler de lui-même et de se raconter dans la langue cible, tout en occultant un élément essentiel de ce qui le constitue en tant que sujet parlant : les langues qu’il a fréquentées.

Le CECRL est présent dans les manuels, à des degrés divers, et souvent plus pour indiquer des niveaux à atteindre que pour mettre en place des stratégies plurilingues. Que ce soit au lycée pour des manuels qui ont pu être utilisés par les nouveaux enseignants, ou au primaire, les compétences plurilingues font une entrée timide et rarement explicite. Le recours ou simplement la référence aux répertoires langagiers et culturels des apprenants est également très rare : l’élève est rarement sollicité pour confronter ses cultures aux cultures explorées. Le plurilinguisme présent dans les zones de diffusion des langues cibles est à peine effleuré, et il en est de même pour la pluralité des cultures. Autant dire que les manuels ne participent pas, sinon de manière mineure, à la diffusion et à la transposition des savoirs sur les langues et les cultures. Pour le moment, ils diffusent toujours la représentation d’apprenants monolingues et monoculturels en train d’apprendre des langues en paysage monolingue et monoculturel.