Les enseignants stagiaires reprennent largement les objectifs d’égalité des chances et d’universalité déclinés dans les instructions officielles ; mais leurs écrits laissent apparaître des difficultés à définir le rôle de l’école : difficultés à concilier « l’exigence d’égalité avec la diversité des intérêts, des aptitudes, des formes d’esprit » (Perrenoud, 1996 : 29) et à résoudre l’antagonisme entre égalité et différence ; dans les formulations des stagiaires, se reflète le ressenti d’une contradiction, d’un tiraillement entre le souci d’agir de manière pragmatique dans la sphère professionnelle tout en donnant accès à un universel idéalisé : l’école devrait « rester dans la zone d’action qui lui est réservée … et veiller à avoir un caractère universel » (B1120 ). En ce qui concerne la culture, les enseignants ont une double préoccupation : favoriser l’enrichissement culturel des élèves (R3) et, de manière égalitaire, « rendre accessible une culture commune pour tous » (E1, T1). Le moyen le plus fréquemment proposé est de résoudre les inégalités en unifiant et en offrant à tous la culture estampillée « culture de l’école républicaine », même s’il est regretté que cette culture soit aussi celle d’une catégorie d’élèves : l’école « s’adresse à des élèves issus des classes moyennes dont la culture correspondrait plus directement à la culture scolaire » (BA). Face à ce constat, les professeurs d’école stagiaires n’envisagent pas d’inviter dans la classe les autres cultures d’élèves, mais plutôt d’unifier et de faire table rase des bagages culturels et des particularités des individus ; égalité est assimilée à indifférenciation, et l’école doit « tenter d’atténuer les différences (…) réduire les inégalités » (G5) ; « L’école joue un rôle unificateur » et « cherche à cultiver en eux 121 ce qui les réunit, à dépasser les particularismes, les logiques communautaires » (B1).
Si « la culture de l’école républicaine » est souvent mentionnée, elle est peu décrite, pas plus que ne le sont les interactions entre la culture scolaire et les autres cultures. Nous pouvons voir dans cet implicite une forme d’allégeance : l’adhésion à la culture de l’école républicaine est entière, ce qui n’est pas surprenant dans le contexte d’un écrit professionnel dont l’évaluation, en 2004, participe de la titularisation et donc de l’entrée dans le corps des fonctionnaires. Deux mémoires abordent les liens entre l’Etat, la société, l’Education Nationale et les enseignants, et évoquent les différents pendant « l’ère Jules Ferry » entre la culture de l’Education Nationale laïque et celle de l’Eglise, la distance que prennent des instituteurs vis-à-vis de la tutelle de la culture religieuse (M2, F3) ; l’un d’entre eux mentionne la relation de l’Ecole républicaine avec les cultures et les langues régionales, la position parfois délicate des enseignants entre la culture scolaire et leur propre culture familiale et paysanne (M2).
A propos des relations école-famille et du constat de la difficulté à entrer en contact avec les parents de classe défavorisée, deux modes d’analyse différents et opposés, sont présents dans les mémoires étudiés : soit les raisons possibles de cette distance entre école et famille ne sont pas explorées, qu’il s’agisse du passé scolaire des parents, de la relation à l’école et à l’enseignant dans un pays d’origine différent de la France, de la culture scolaire française ou des compétences d’accueil des équipes pédagogiques ; soit au contraire les causes sont étudiées : la méconnaissance de l’école par les parents et celle des parents par les enseignants sont analysées de manière symétrique dans deux mémoires (G2, A4), la culture scolaire des parents (A3, A4) et leurs stratégies de communication vis-à-vis des enseignants sont comparées (C5).
L’analyse qui prévaut dans les mémoires est à première lecture sociologique : l’écart entre la culture familiale et la culture scolaire est vu comme générateur d’échec, et c’est la culture des classes moyennes et favorisées qui est vue comme celle qui est la plus en phase avec l’école. Les enseignants stagiaires qui ont écrit ces mémoires considèrent que les enfants des classes populaires vivent un handicap socioculturel (A3, B8, C4, G5, L1) et les quartiers « réputés difficiles » sont opposés aux quartiers favorisés (C4, G2). Cette opposition laisse apparaître une représentation qui n’est pas questionnée : il serait plus difficile d’enseigner aux élèves des familles pauvres qu’à ceux qui sont plus fortunés. La cause des difficultés d’apprentissage étant formulée (la pauvreté) en termes socio-économiques, l’aspect culturel n’est pas approfondi, et ces cultures dites problématiques ne sont pas explorées, mais désignées, nous le verrons plus loin, en termes d’appartenance. D’autres oppositions terme à terme sont des indicateurs de représentations qu’il sera nécessaire d’explorer et de questionner en formation. Dans des questionnements tels que ceux à propos de la maternelle à deux ans :
« profite-t-elle également à tous les écoliers ou alors plus particulièrement aux enfants de cadres et aux enfants issus de l’immigration ? » (A1), surgit une seconde opposition, qui superpose la culture du pauvre et la culture de l’enfant d’immigré (ou pensée comme telle), et les oppose à celle des classes aisées. Lorsque les stagiaires évoquent des Réseaux ou des Zones d’Education Prioritaire, ou encore des classes dont beaucoup d’élèves viennent de familles défavorisées, ils précisent les origines géographiques, culturelles et linguistiques des parents, alors qu’ils ne le font pas à propos des enfants de classes sociales favorisées (B3, F1, G1, R3). Le silence sur les différences, à propos des parents des classes aisées, laisse supposer que ces derniers seraient dans une culture à la fois homogène et compatible avec les savoirs scolaires. Ainsi se trouvent opposés deux blocs : d’une part, la pauvreté, les cultures ou origines différentes et les problèmes d’apprentissage ; d’autre part, la culture des classes moyennes et favorisées, la culture scolaire et un parcours scolaire sans heurt.
Si les identités culturelles dites différentes sont plusieurs fois inscrites du côté de l’échec scolaire et de la pauvreté, elles ne sont pas pour autant l’objet d’analyses détaillées, et certains propos prennent même des allures d’amalgame : ainsi, lorsque sont évoquées dans un mémoire « des zones d’éducation prioritaire qui soulèvent un nouveau problème lié à l’émergence d’une nouvelle identité culturelle en train de se marginaliser» (CO) rien n’est précisé sur cette « identité culturelle » : s’agit-il de celle du pauvre, de l’immigré, du Français maghrébin, de l’habitant de la banlieue, de l’élève de ZEP ? Par rapport à quoi est-elle nouvelle ? En quoi est-elle une identité, sinon à supposer une culture homogène du banlieusard pauvre et immigré ? Est-il avéré qu’un groupe choisit « de se marginaliser », et si tel est le cas, quels sont les critères pour situer dans la marge ou la norme ?Confrontés aux « problèmes de société » (C4), plusieurs enseignants voient la culture de l’élève pauvre comme un handicap : une enseignante stagiaire évoque « le passif » (G5) que chaque élève a en arrivant à l’école. « Les enfants sont victimes de la nature et de la quantité de leur capital culturel » (C2) ; les traits culturels sont souvent assimilés à des « phénomènes identitaires », même si « une erreur de l’école serait de les combattre ouvertement » (C4).
Outre l’association entre culture différente, pauvreté et échec scolaire, qui stigmatise implicitement les différences culturelles en les inscrivant au nombre des problèmes pour l’accès aux savoirs, une association que nous avons également relevée est celle du parcours migratoire et de l’absence de culture. Une enseignante indique que ses « stages se sont déroulés pour deux d’entre eux dans des écoles dont les élèves sont majoritairement issus de familles d’origine maghrébine, dont la culture musicale n’est pas la musique classique » (H1) ; outre qu’il serait optimiste de penser que les familles non maghrébines ont largement une culture de musique classique, ce propos évacue rapidement les pratiques d’écoute musicale des familles de culture maghrébine : la musique arabo-andalouse n’est-elle pas de la « musique classique » ? Une autre enseignante rédige un questionnaire sur les pratiques musicales de ses élèves, et regrette de n’avoir pas été plus précise dans ses questions (C2) : elle n’a pu distinguer ceux qui suivaient des cours de musique hors-temps scolaire de ceux qui écoutaient de la musique chez eux. Mais rien n’est évoqué de pratiques familiales du chant ou de la danse, de cultures musicales informelles à l’échelle de groupes restreints (la famille, mais aussi les voisins, les amis, les invités à un mariage). La « culture du pauvre » (Hogart, 1957, 1970) est pour les rédacteurs de ces mémoires une préoccupation, elle est traduite en termes de manque et opposée à la culture scolaire et à celle des classes aisées, qui, elles, sont fusionnées.
Finalement, aucune culture n’est décrite ou explorée, sinon pour désigner celle des classes favorisées comme assimilable à l’école et celle du pauvre et de l’immigré comme une seule et même culture qui pose problème. Une stagiaire choisit un projet sur les animaux de la ferme dans une classe de maternelle en zone d’éducation prioritaire et en banlieue d’une grande ville, car elle pense « que les élèves de ce secteur géographique (milieu urbain) en auront des représentations (…) erronées », sans questionner sa propre représentation de la culture des élèves, selon laquelle les enfants des banlieues ne connaissent pas de ferme (ce qui n’est pas systématique) ; ne pas explorer les pratiques culturelles des élèves l’amène à invalider leurs propositions : aussi rejette-t-elle celle d’un enfant, « la Ferme des Crocodiles », qui n’est ni une aberration ni une représentation erronée, mais un lieu réel et à forte fréquentation familiale en région lyonnaise (G4). Ce traitement de la culture des élèves, en outre, met en lumière de la part des enseignants une représentation assez réductrice de la culture : essentiellement occidentale, associée à la connaissance académique (l’école ou les cours extra-scolaires) et à la réception marchande (les concerts, la fréquentation des musées) plus qu’à la pratique informelle.
Les initiales renvoient pour tout ce chapitre aux références complètes en annexe.
Les enfants