1.2. L’interculturel en œuvre dans la classe

De l’interculturel, cette zone de rencontres où peuvent se négocier des visions différentes de l’école, de l’enseignant, de l’élève et du parent, Béatrice Collet (2001 : 82) a écrit qu’il est « une dimension cachée ». Ce n’est pas le cas de tous les mémoires que nous avons analysés. Si certains présentent des exemples d’exposition à des cultures lointaines et de transmission à sens unique, d’autres au contraire témoignent de pratiques interculturelles mises en œuvre dans les classe, de rencontres avec l’autre, de passerelles, de prise en compte des cultures proches.

Le stage à l’étranger est un terrain particulièrement propice à la découverte de l’altérité et inspire plusieurs mémoires. Le stagiaire, lorsqu’il est à l’étranger, est au minimum représentant de sa langue et de sa culture. Il peut aussi offrir à ses élèves, en France et dans l’école à l’étranger, l’expérience de la rencontre (H2, V1, F4) ; il devient alors médiateur entre deux cultures, entre deux groupes d’élèves. Ses outils sont la mise en place d’une correspondance, l’échange de photos et de reportages audiovisuels réalisés par les élèves (H2), la confrontation des représentations des deux groupes (H2, V1), une activité ludique pratiquée par correspondance entre une classe française et la classe du stage à l’étranger (H2). Ces projets permettent une réflexion avec les élèves sur les stéréotypes, y compris sur ceux qui existent dans des albums sur la jeunesse (V1). Les activités mises en place amènent les enfants à exprimer leur propre univers et à prendre conscience de ce qu’ils considèrent comme représentatif de leur culture, modifient les représentations des élèves et des collègues enseignants ; elles sont l’occasion d’une coopération et d’une redistribution des rôles de chacun dans les deux classes, car les élèves deviennent à leur tour médiateurs culturels auprès d’autres classes ou de leurs parents. Ce type de projet permet également à l’enseignant stagiaire d’éprouver les qualités et les difficultés d’une démarche interculturelle, qui crée « une nouvelle relation au savoir et à l’autre » mais n’a «pas d’effets magiques » (V1). L’un des mémoires est l’illustration des effets négatifs que peut avoir l’éblouissement, lors d’un stage à l’étranger : si les conditions de stage ne permettent pas une observation suffisante (stage trop court, maîtrise insuffisante de la langue, possibilités d’observation ou d’implication trop réduites), la réception très parcellaire d’informations peut générer le dénigrement ou, effet symétrique, l’idéalisation. C’est le cas pour une stagiaire partie en Pologne pendant une semaine et qui n’a pu évaluer dans sa complexité l’école et la société polonaises : l’éblouissement qu’elle ressent l’amène dans son mémoire à dévaloriser et à nier la réalité de l’école française (B6).

Plusieurs mémoires abordent le lien école – famille de manière interactive et accueillent dans la classe les langues et les cultures familières aux enfants : « si l’on veut qu’un élève intègre la culture de l’école, il ne faut pas (surtout à la maternelle) qu’il la vive comme une rupture avec la culture familiale» (C1). Deux mémoires (A4, S1) s’appuient sur leur propre enfance pour analyser les écarts et les liens possibles entre culture scolaire et culture familiale : les enseignants stagiaires analysent les stratégies de l’enfant, l’investissement et les frustrations des parents ; ils soulignent les difficultés et les attentes des familles issues de l’immigration, en particulier la priorité qu’elles donnent à la réussite scolaire vers la réussite professionnelle. Ces mémoires sur la relation école-famille ne considèrent pas les difficultés des familles populaires à comprendre l’école comme un handicap social, mais comme un problème de communication entre deux partenaires, parents et enseignants, problème qui engage également la responsabilité de l’enseignant, chaque fois que les « préjugés et les représentations ancrées (des enseignants) se traduisent à travers des comportements particuliers», que l’enseignant crée une barrière en utilisant des énoncés opaques et incompréhensibles par le parent (« développer la personnalité » ou « orthophoniste ») (M2). Ces enseignants mettent en garde contre les « choses qui vont de soi », les codes implicites de l’école, hermétiques et quelquefois même non conscientisés par les enseignants eux-mêmes (P1, M2), et contre les jugements de valeur sur les milieux défavorisés et les familles vues a priori comme «démissionnaires (…) incompétentes linguistiquement et pédagogiquement » (M2).

Pour ces enseignants, les interactions et les dysfonctionnements de communication ne sont pas analysées en ne responsabilisant que les parents, mais également les enseignants. Leurs mémoires accordent une large place aux zones de contacts et à la dynamique des relations entre culture scolaire et cultures familiales. Ils ne considèrent pas ces dernières comme monolithiques et nourries d’une seule culture. Les différences culturelles (perception du temps, rapport à l’espace, rapport à l’écrit, bilinguisme des élèves) sont analysées autant du point de vue des élèves, qu’ils soient enfants d’immigrés, enfants du voyage (B7), que des enseignants.

Les dispositifs mis en place sur la durée des stages vont souvent de l’école vers la famille : le carnet de bord ou en maternelle le cahier de vie (photos des activités de classe, dictée à l’enseignant) présentent les activités de la classe ; des parents ou une auxiliaire (ATSEM) bilingues expliquent le fonctionnement de l’école. Mais certains dispositifs sont interactifs : ainsi de projets de semaine culturelle, pour lequel la « coopération des parents » est considérée comme « déterminante pour la motivation des élèves ». Le cahier navette (B1, B8, F5, M2, M3), le trésor de la classe (objets partagés avec les autres enfants et prétexte à langage) en maternelle, le marché des connaissances sont autant d’outils qui peuvent permettre aux parents et aux enfants de partager des éléments de culture avec la classe, et à l’enseignant de transformer ces apports en ressources pour les apprentissages. Les enseignants invitent à transmettre des photos, collages, objets, dessins afin de ne pas rester dans le monde de l’écrit, ce qui exclurait certains parents (B8). Doubler le cahier de vie par un affichage en classe permet de situer les activités en contexte, et incite les enfants à faire entrer les parents dans la classe et à leur expliquer leurs activités scolaires. Une marionnette est co-construite au fil des visites dans les différentes familles des élèves (M2). Autre dispositif interactif, des mères non francophones sont invitées dans la classe avec leur enseignant de français (C1). Ces dispositifs passerelles, outre leur intérêt en termes d’interculturalité, sont souvent peu coûteux en temps et en moyens matériels, et peuvent être mis en place sur la durée d’un stage, trois à quatre semaines.

Inviter les élèves à explorer leur espace et leur passé proche permet des interactions entre l’école et les quotidiens des élèves, entre apprentissages scolaires et pratiques sociales et culturelles : un projet sur les tags permet aux élèves à la fois de lire leur espace proche et d’analyser un élément de la culture urbaine, de réfléchir aux interactions entre citoyenneté, culture et création, de créer eux-mêmes (B4). L’interaction entre plusieurs formes de culture (culture proche et culture muséale), et la place donnée à l’expression personnelle inscrivent les mémoires dans l’interculturel (B4, D3). Un projet en Histoire-Géographie amène les élèves à explorer la mémoire de leur quartier et à découvrir l’histoire de l’immigration de leurs aînés (B2), dans un quartier de Saint-Étienne qui a accueilli plusieurs vagues d’immigration. Plusieurs projets d’ouverture au monde et aux autres cultures sollicitent les cultures proches de l’école : l’enseignante raconte des contes qui appartiennent à l’univers culturel d’élèves (D3, G1, P1, S1), les élèves sont invités à apporter « des musiques, des instruments, des photos » (B7, R3).

Ces démarches de construction d’une culture partagée sont l’objet d’analyses, ce qui est rarement le cas des projets moins interactifs décrits plus haut : les enseignants évaluent les précautions à prendre et les risques autant que les points positifs et ont une posture de médiation plus que de transmission. Ils évoquent le risque de décontextualiser des éléments culturels, celui de renforcer les stéréotypes et que des élèves soient heurtés par l’opinion d’autres enfants. Ils soulignent la nécessité de travailler sur les représentations, celle d’aménager la rencontre, d’essayer de mettre les élèves en contact direct avec des individus représentant les cultures abordées (R3), celle de créer un climat de confiance, par exemple en instaurant des tutorats pour les Enfants Nouveaux Arrivés en France (D3). Ils abordent le lien entre apprentissages scolaires et pratiques sociales : pour des ENAF, des jeux traditionnels français sont introduits en EPS et repris pendant le temps de récréation par l’enseignante (D3).

Les démarches interculturelles ne sont pas toutes explicites ou désignées comme telles. Certaines naissent de la réflexion et de la nécessité de résoudre une situation de classe. Un projet (R4) part du ressenti « de différence et de colère » dans une classe où de nombreux enfants sont turcophones ou viennent d’un centre de demandeurs d’asile, et ne sont pas autorisés à parler leurs langues dans l’établissement : la médiation choisie est un travail sur les droits de l’enfant, qui permet aux enfants de dénouer des situations difficiles, tout en exprimant de leurs cultures ce qu’ils souhaitent en présenter. Les albums sont souvent des outils privilégiés pour ce type de démarche : Le Petit Humain d’Alain Serres (R4), Petit Bleu et Petit Jaune enmaternelle pour un projet citoyenneté, des romans pour la jeunesse en cycle 3, « qui peuvent parler aux enfants parce qu’ils s’y reconnaissent » (G5). Les productions collectives sont enrichies des apports culturels des enfants (Enfants Nouveaux Arrivés en France, B7), par exemple pour l’écriture d’un conte.