2. Les langues de la classe

Nous avons recherché la manière dont les enseignants stagiaires abordent les langues, qu’il s’agisse de la langue française ou des langues familiales de leurs élèves. A nouveau, nous soulignons que l’analyse de ces mémoires ne vise pas à donner une image exhaustive de la production des enseignants stagiaires, mais à repérer un certain nombre de représentations susceptibles de faire l’objet d’attentions particulières lors de futures formations.

Dans un mémoire le français est considéré comme un appui pour introduire des comptines ou des contes équivalents en langue étrangère122 (D1). Un seul des mémoires analysés (M1) traite de la langue française, de ses évolutions et de ses emprunts ; il ne fait pas mention des variétés du français dans l’espace francophone. Plusieurs des conceptions que nous avons relevées plus haut dans les manuels d’histoire sont présentes dans ce mémoire : le français aurait une seule langue mère, le latin. Les langues qui ont précédé le latin dans l’espace qui est aujourd’hui la France ne sont pas mentionnées. Les langues sont susceptibles d’être corrompues. Ainsi, le latin importé en Gaule s’abâtardit pour devenir le français :

‘En apprenant à parler (le latin), les Gaulois ont déformé sa prononciation, si bien qu’avec le temps, elle ne ressemblait plus au latin d’origine. C’était ainsi que les langues romanes, dont le français fait partie, étaient nées. ’

Le bilinguisme est vu comme un handicap, et la stagiaire évoque la difficulté rencontrée par les élèves bilingues « à maîtriser (une langue) sans la confondre à l’autre ». Elle considère que « le prestige de la langue française est également dû aux richesses apportées par les autres langues », mais propose un débat en classe à propos de ces emprunts du français à de nombreuses langues, « sur la position de ceux qui s’insurgent contre l’apport de mots d’origine étrangère en invoquant une perte de l’identité française », car elle ne remet pas en question le fait même d’associer pureté de la langue et identité nationale. Enfin, elle n’envisage pas que ses élèves ne soient pas tous exclusivement francophones et monolingues, en particulier lorsqu’elle leur fait prendre conscience des modifications de la langue au fil du temps, via une comparaison entre leur lexique pour les vêtements et une enquête réalisée dans les années 1960.

Les langues familiales des élèves, lorsqu’elles ne sont pas le français, sont considérées de manières très diversifiées. Pour l’un des stagiaires, c’est un élément incontournable et perturbant ; «  il faudra faire avec », note-t-il à propos de la langue des parents d’Enfants Nouveaux Arrivés en France ( D3). Pour plusieurs futurs professeurs des écoles, c’est une source de difficultés (A2, A3, A4, B3, C3) dans les apprentissages. A propos d’un enfant en petite section dont les parents sont arabophones, une enseignante est dans la confusion entre acquisition du langage et apprentissage de la langue française (B3) :

‘ Dans l’acquisition du langage, il rencontre deux obstacles : pour lui, l’école n’est pas un espace familier (…) ; de plus, le français n’est pas sa langue maternelle et ses parents, en venant le chercher, ne lui parlent pas français. ’

confusion qui l’amène à une interprétation erronée des écrits de Jérôme Bruner :

‘ J Bruner et M Brigaudiot soulignent l’importance que durant leurs deux premières années, les enfants baignent dans la langue et qu’ils soient sollicités par leurs parents. Pour les enfants non francophones, c’est certainement le cas, mais la langue utilisée est différente de celle que la société va leur demander d’acquérir. Parfois, l’école est le seul modèle de langue française pour eux. Comment ces enfants peuvent-ils s’y retrouver ? Ils utilisent une langue à l’école et une autre dans leur famille.’

D’autres enseignants stagiaires, au contraire, pensent que la langue familiale est bénéfique ; pour les enfants du voyage (B7) c’est un outil pour les apprentissages fondamentaux. Pour ces Enfants Nouveaux Arrivés en France c’est un atout pour les langues étrangères (D3) : « il est très bénéfique pour eux de se sentir un peu « en position de force » par rapport au reste du groupe » (D3).

Sept enseignants stagiaires envisagent que les langues familiales peuvent être un outil non seulement pour l’élève mais aussi pour l’enseignant. Elles sont décrites

  • comme un outil pour sécuriser l’enfant et le faire entrer dans le langage, via l’apprentissage de comptines dans des langues familiales présentes dans la classe (B3, S1).
  • comme une ressource dans la classe ; deux mémoires seulement de notre échantillon traitent de l’éveil aux langues et aux cultures. L’une des enseignantes n’introduit pas les langues de ses élèves dans son projet d’Eveil aux Langues, mais elle en fait l’analyse a posteriori : ces enfants bilingues « auraient pu servir de moteur à mon projet » (D1)
  • comme un outil pour les enfants a priori monolingues : le tutorat d’ENAF par d’autres élèves crée une prise de conscience de ce qu’est une situation de communication exolingue, une ouverture à la culture de l’autre (B7, D3)
  • comme un outil de médiation, enfin, avec la famille, avec l’aide de parents, aide-éducateurs ou ATSEM bilingues, qui sont médiateurs à la fois linguistiques et culturels (A2, C3, D3). Une enseignante indique que s’enquérir d’éléments de la langue de ses élèves nouveaux arrivés en France l’aide à mieux comprendre leurs difficultés (D3). Une autre observe les moments d’alternance codique et les analyse comme des stratégies de l’enfant pour expliquer l’école et développer le langage :
  Ce qui m’a le plus rassurée (…) a été de voir un enfant d’origine turque et parlant rarement en français, raconter à sa maman ce qu’il avait fait (il lui parlait en turc) et donner en français les mots importants que l’on avait répétés et écrits. Sa maman qui n’avait pas l’air de comprendre l’a suivi dans la classe pour qu’il lui montre ce qui était ‘doux’ au toucher (mot qu’il a répété plusieurs fois) (C1).

Pourtant, cette alternance codique reste source d’inquiétude :

‘Il est en effet très délicat de faire comprendre aux enfants concernés que leur langue maternelle n’est pas celle de l’école. On ne peut leur interdire brutalement de la parler mais on ne peut pas non plus les laisser communiquer constamment avec d’autres enfants de la même origine sous peine de ne pas les voir s’intégrer. (C1)’
Notes
122.

La démarche inverse, utiliser une comptine dans la langue de l’élève pour aller vers son équivalent en français, n’est pas envisagée.