Chapitre II. Les répertoires de chants et comptines en maternelle

Nous avons vu plus haut comment la culture orale enfantine, qu’il s’agisse du répertoire traditionnel ou de créations par les enfants, constitue à la fois un vivier d’outils pour l’apprentissage du langage et des langues et un corpus d’indicateurs des compétences métalangagières des enfants. Comptines et chansons sont un outil privilégié pour l’ouverture à des langues étrangères comme pour la maîtrise de la langue de l’école : elles permettent une pratique ludique et systématique de sons spécifiques à différentes langues, encouragent à pratiquer la langue de manière distanciée, poétique et métalinguistique. Elles sont des outils pour la transmission des patrimoines culturels, pour la pratique musicale, et pour différents savoir-faire. Pouvant faire l’objet d’une pratique sociale et familiale, elles sont une passerelle entre les univers domestique et scolaire, et sont en cela un support idéal pour valoriser des acquis extra-scolaires. Souvent ritualisées, elles sont des supports privilégiés pour mutualiser et pour former à des compétences sociales, langagières et culturelles, et permettent de créer une culture du groupe-classe.

Chaque enfant s’est construit un premier répertoire de culture orale enfantine, passif ou actif, réduit ou important, avant son entrée à l’école maternelle. Cette culture, pour les élèves des grandes métropoles européennes, a plusieurs sources : des pairs, la famille proche, une nourrice, le personnel d’une crèche, des supports commerciaux. Quant aux répertoires de culture orale des enseignants, ils constituent un savoir enseigné qui est la fusion de leurs savoirs sociaux et des savoirs à enseigner prescrits par l’institution : les chants et les comptines occupent une place importante dans les contenus de l’école maternelle, pour la maîtrise du langage, l’acculturation et la socialisation. Ils sont irrigués par les productions artistiques commercialisées et par les répertoires personnels, souvent construits à partir de la vie familiale, scolaire et associative des enseignants. Ils peuvent, dans l’espace et la durée d’une classe de maternelle, accueillir des éléments des répertoires des élèves, d’autant que les programmes pour ce niveau ne privilégient aucune langue sinon le français, ce qui donne à l’enseignant toute latitude pour choisir dans un éventail très large. Les enseignants peuvent donc s’emparer de toutes les ressources linguistiques présentes dans l’espace scolaire, qu’il s’agisse de la langue de l’école, de langues abordées pour ouvrir sur d’autres univers linguistiques et culturels ou de langues appartenant au capital linguistique et culturel des élèves. L’école maternelle n’a pas les mêmes contraintes que l’école primaire, qui le plus souvent choisit les langues étrangères enseignées en fonction de facteurs extérieurs au groupe d’apprenants124 : il n’y a pas en maternelle l’obligation de choisir l’une des langues inscrites au programme national, ni d’assurer le suivi au collège, ni de respecter une carte des langues. Dans un contexte de sensibilisation ou de simple ouverture culturelle, les enseignants sont donc libres d’aborder les langues de leur choix, y compris celles qui sont présentes dans l’univers extra-scolaire de leurs élèves.

La prise en compte d’éléments de la culture des élèves, dont plusieurs sont des indicateurs d’acquis langagiers, est l’une des formes du « traitement de la diversité culturelle », dont Martine Abdallah-Pretceille (2004 : 4) a pu regretter qu’il n’existe en France que de manière ponctuelle. Introduire en classe des comptines présentes dans l’univers cultureld’un élève ne saurait être l’assigner à une culture ou à une communauté définie, le désigner comme différent, voire exotique. Mais « l’indifférence aux différences » n’est pas neutre, comme le rappelle Kymlicka (2000 : 159) ; elle peut même représenter une forme de déni de l’enfant dont l’univers culturel ne se superpose pas tout à fait à la culture majoritaire dans son milieu scolaire. Une réforme multiculturaliste qui intégrerait de manière institutionnelle les comptines et chants des différentes minorités  dans le répertoire scolaire n’offrirait pas non plus l’assurance d’une prise en compte des cultures présentes dans chaque classe. Nous avons vu comment, en France, l’Enseignement des Langues et Cultures d’Origine (ELCO) a mis en lumière les limites de ce type de dispositifs : ils désignent certains élèves comme différents et leur attribuent souvent, de manière abusive, une seule identité et une seule appartenance ; un programme de comptines et de chants multiculturel et prédéfini représenterait le même inconvénient et de plus mettrait à l’écart certaines cultures et certaines langues, en particulier celles des groupes récemment arrivés, ou de minorités non repérées comme telles.

A l’inverse, la prise en compte des cultures des élèves d’une classe a pour objectif la possibilité, pour ces enfants, de se sentir acteurs et membres à part entière de leur univers scolaire, et de construire progressivement leur identité à partir d’apports multiples. Les membres d’une classe, élèves et enseignant, viennent de groupes différents ; c’est une communauté d’apprenants constituée pour une année scolaire. Chacun appartient à plusieurs groupes, pratique plusieurs variétés d’une ou plusieurs langues, participe à plusieurs cultures, elles-mêmes en évolution et en contact avec d’autres. Il s’agit donc bien de la diversité culturelle de chaque élève, sans que l’on puisse la définir à travers un patronyme, une adresse ou une autre caractéristique. Inclure dans le répertoire de la classe des comptines et des chants dans des langues des élèves peut permettre de découvrir et mutualiser différents répertoires, d’aménager des situations de rencontre interculturelle, lorsque l’élève est expert et transmet une comptine à ses pairs et à son enseignant, de prendre conscience des fonctions et des valeurs communes à toutes les comptines.

Ayant choisi le répertoire des enseignants comme l’un des indicateurs de la prise en compte du répertoire plurilingue et pluriculturel des élèves, nos questions, ouvertes et semi-ouvertes, ont porté à la fois sur la connaissance que les enseignants ont de ce capital écolier et sur l’usage qu’ils en font. L’entretien s’est déroulé en appui sur le répertoire des enseignants et sa trame a été la suivante :

Comment l’enseignant constitue-t-il son répertoire de comptines et de chants ?
Comment le structure-t-il ?
Introduit-il dans ce répertoire des comptines et des chansons dans différentes langues ?
Parmi ses critères de choix, inclue-t-il la sensibilisation à des langues et à des cultures différentes, telle qu’elle est recommandée dans les programmes de l’école maternelle
125  ?
Dans ce cas, quelles langues et quels thèmes privilégie-t-il, et pour quelles raisons ?
La culture de la classe est-elle irriguée par la découverte de langues et cultures connues des élèves ?
La prise en compte des paramètres culturels et sociaux du quartier de l’école fait-elle partie de ses critères ?
Quelle image a l’enseignant-e des cultures de ce quartier ?
Ses choix sont-ils intangibles d’une année à l’autre ou modifiés selon la représentation qu’il a du groupe-classe ?
Quels supports choisit-il ?
Lui arrive-t-il, pour introduire des comptines et/ou chansons, de solliciter la participation de parents d’élèves ?
Les enfants sont-ils encouragés à mutualiser leurs connaissances de différentes langues ?
Notes
124.

Ce n’est pas toujours le cas : ainsi l’Académie de Lyon, en Rhône-Alpes, a-t-elle fait le choix de considérer le portugais comme l’une des trois langues prioritaires d’enseignement au primaire et au collège, compte-tenu de l’importante communauté lusophone vivant dans la région.

125.

Qu’il s’agisse des programmes de 2002, en vigueur lors des entretiens, ou de ceux de 2007.