2. Les sources

Les répertoires que nous avons explorés sont ceux d’une seule année scolaire et ne représentent donc la palette complète ni d’un enseignant ni d’une équipe pédagogique. Lorsqu’ils sont construits par des intervenants extérieurs à l’école (A), ils ne sont pas modifiés par les enseignants en fonction d’évènements ou d’acteurs de la vie de la classe, ce qui supprime toute possibilité d’intégrer des pièces appartenant aux répertoires familiaux des élèves. A l’inverse, les autres répertoires (B et C) sont souples et évoluent au fil de l’année. Ils empruntent à ceux d’autres écoles, via des échanges entre établissements ou via la mobilité scolaire de certains élèves.

Les enseignants des trois écoles puisent essentiellement, pour composer leur répertoire, dans leur culture personnelle, leur vécu, leurs «coups de cœur », comme le formule l’un d’eux. Un enseignant choisit des pièces du patrimoine de son enfance, répertoire régional qui n’est pas celui de son lieu d’exercice. Le patrimoine traditionnel en français est présent dans les répertoires des trois écoles, bien qu’il ne fasse pas l’objet d’un choix délibéré : «Le patrimoine c’est pas mon premier réflexe », dit l’une des enseignantes. Un seul enseignant (école C) souligne explicitement l’importance de « transmettre le patrimoine traditionnel français ou régional ». Dans l’école fréquentée uniquement par des enfants issus de l’immigration (A), nous nous étions attendues à ce que la transmission du patrimoine français soit l’un des critères de choix prioritaires de l’équipe, mais ce n’est pas le cas ; les trois pièces classiques126 du répertoire n’ont pas été sélectionnées pour introduire la culture française mais pour des raisons linguistiques : la pratique de certains sons et de certaines structures, la connaissance du lexique. Les autres sources sont les créations contemporaines pour enfants (Guy Prunier, Henri Dès, Steve Warring), le patrimoine d’autres langues que le français. Les enseignantes de cette école (A) en banlieue privilégient la langue française, à l’exception de deux chansons, « Olélé »127 et « Papillon volé »128. Les enseignantes qui introduisent l’anglais, en centre ville (B), ajoutent au répertoire français des chants du patrimoine traditionnel anglo-saxon, elles aussi pour des raisons linguistiques plus que culturelles. Les enseignants de la troisième école (C) choisissent des comptines et chansons dans différentes langues et différentes cultures dans l’objectif « d’accéder à l’universel » ; ils ont choisi des langues africaines, slaves, régionales, des comptines pour partie en français et pour partie en occitan.

Les enseignants des trois écoles puisent dans ce que l’un d’entre eux nomme « la culture pédagogique » (école C), un répertoire professionnel qu’ils ont construit au fil de leurs formations, de leur mobilité professionnelle, des échanges avec des collègues, des projets d’école ou inter-écoles, et dans le répertoire d’adultes extérieurs à l’école : si les trois écoles sollicitent l’apport d’intervenants extérieurs de musique ou d’enseignants stagiaires étrangers pour construire ou étoffer leur répertoire de comptines et chansons, ils n’invitent pas les parents d’élèves à contribuer à ce répertoire. Une enseignante (école C) raconte comment l’année précédente, un chant africain choisi « par hasard »s’est avéré être un chant de la région de parents congolais et a provoqué l’émotion de ces derniers et un fort investissement de leur enfant, jusqu’alors en retrait, dans l’activité chorale. Pourtant l’expérience relatée reste ponctuelle et ne génère pas une démarche systématique vers les cultures des élèves et de leurs familles. Tout au plus cette même enseignante envisage-t-elle de faire intervenir des mères d’élèves, « en néerlandais, en africain ». Deux autres (école B) évoquent un possible projet à partir des nombreuses cultures présentes dans l’école ; ces propositions paraissent moins spontanées qu’induites par l’entretien129. Dans l’école de banlieue (A), les chansons et comptines sont l’un des outils pour permettre aux familles de comprendre l’univers scolaire : leur enregistrement sur cassettes est donné aux familles, qui les apprécient vivement. Mais ce lien est à sens unique, le capital linguistique et culturel des parents n’est pas sollicité.

Les répertoires des élèves, enfin, sont sollicités, en particulier pour des chansons et comptines apprises dans d’autres écoles ou en centre aéré. Dans l’école de banlieue (A) , située dans un quartier isolé du reste de la commune, et qui vit en vase clos, les répertoires circulent au fil des ans via les fratries. Certaines comptines sont créées à partir des prénoms de la classe. Dans deux écoles (A et B), les élèves demandent ou même votent pour leurs comptines et leurs chansons préférées. Un nouvel élève a été invité par ses camarades à présenter les chansons et comptines de son ancienne école (A). Ces contributions enfantines, telles que nous les décrivent les enseignants, sont celles d’autres structures éducatives françaises, elles n’empruntent pas à des cultures familiales. Si dans plusieurs domaines les cultures familiales sont accueillies130, elles ne le sont pas en ce qui concerne les comptines et les chansons enfantines. Les sept enseignants que nous avons rencontrés expriment cependant la préoccupation d’ouvrir la classe vers de nouveaux horizons : sont mentionnés la faune et les contes d’Afrique, l’habitat en Asie, des projets sur la Chine. Les sources préférées pour les répertoires de chants et comptines sont soit françaises, soit exolingues et lointaines : elles sont alors associées aux projets mentionnés, ou intègrent les apports de stagiaires étrangers. Mais elles sont rarement à la fois exolingues et locales. L’absence de lien avecle répertoire plurilingue des élèves, qu’il s’agisse de langues étrangères ou régionales, est un point commun aux répertoires des sept enseignants rencontrés. Plus qu’ils ne rejettent la culture orale dans les langues des élèves, les enseignants interrogés l’ignorent, et il s’agit plus de méconnaissance et d’absence d’exploration que d’un refus délibéré ; l’une des enseignantes, à la question sur l’usage de la culture familiale d’un élève, résume ce que disent les six autres, « ça nous est jamais arrivé mais on n’est pas du tout contre ce genre de choses » (école A). Même lorsque des aspects de la culture des enfants sont valorisés, leurs langues ne sont pas conviées à l’école, quelles qu’elles soient, et indépendamment de leur prestige ou de leur statut131, il y a peu de points de contact entre les répertoires scolaires et familiaux, en particulier lorsque ces derniers ne sont pas en langue française.

Notes
126.

Une souris verte, Promenons-nous dans les bois et une chanson pour le jeu du mouchoir.

127.

Langue africaine non précisée.

128.

En créole.

129.

Elles interviennent au 101ème tour de parole sur 129 pour l’une, 121ème sur 219 pour l’autre

130.

Telle enfant montre des graphismes de henné sur ses mains, telle maman apporte à l’école des photographies et des vêtements de mariage.

131.

Langue de l’Union européenne ou non, à forte ou faible diffusion, présente ou non dans les programmes scolaires.