Bien que ces entretiens avec sept enseignants aient simple valeur exploratoire et ne permettent pas de dresser un tableau des répertoires de tous les enseignants de maternelle, ils peuvent nous amener à interroger les conceptions qui influent sur les choix des enseignants et les amènent à ignorer ou à prendre en compte les répertoires culturels et plurilingues de leurs élèves. Ce sont ces représentations qu’il conviendra d’aborder en formation, afin de permettre une réflexion sur les choix didactiques. Les propos recueillis auprès des enseignants éclairent les points qui pourront être explorés. Il s’agit des conceptions sur les relations école – famille, le patrimoine culturel et l’expérience migratoire, sur les compétences linguistiques et sur les langues, sur la place respective de l’écrit et de l’oral,
Les propos des enseignants font apparaître un écart entre leur conception de la culture de la classe et celle de la culture familiale. La première est présentée dans sa dynamique et dans sa fonction de socialisation, que ce soit pour ponctuer les temps de la classe - « les comptines qui accompagnent les gestes de la vie quotidienne quand on va aux toilettes quand on prend le goûter », pour instaurer une culture commune aux élèves de la classe, à travers une mise en scène et un rituel de présentation – la valise de comptines et de chansons, ou encore pour créer une culture de l’école - les comptines et chansons sont présentées par les enseignants comme des supports privilégiés pour une rencontre de classes (A, B), un projet de chorale de l’école (école C). A l’inverse, les propos d’une enseignante (école B), lorsqu’elle s’imagine formuler une demande de renseignements à des parents, supposent les langues et cultures familiales en termes de préservation ou d’abandon : « Chez vous, est-ce que vous gardez bien votre culture ? ». Cette conception selon laquelle la culture orale enfantine serait vivante essentiellement dans le cadre scolaire pose la question de la réception de la culture enfantine par les enseignants eux-mêmes : leurs répertoires se sont construits, pour l’essentiel, dans le cadre professionnel et lorsque eux-mêmes étaient enfants, en particulier en ce qui concerne le patrimoine de langue française, dans un cadre scolaire ou para-scolaire (centres aérés, colonies de vacances). Cette expérience peut peser sur leurs conceptions de la transmission, de la constitution et de la validation des répertoires de chants et de comptines. La culture orale enfantine telle qu’elle est abordée dans les écoles françaises est le plus souvent oralisée à partir d’une forme écrite et issue du circuit commercial. La culture enfantine dans les langues des élèves a suivi des circuits similaires de transcription, commercialisation et ré-oralisation ou bien, pour certaines langues, il n’existe pas encore de recueil écrit des comptines et des chants : recueillir et apprendre des éléments de culture orale dans une langue inconnue, sans support écrit, est un geste dont les enseignants sont peu familiers. La conception de la répartition des rôles entre parents et enseignants influera également sur la sollicitation des parents pour des ressources culturelles ; les enseignantes évoquent l’évolution de leur métier, leur rôle d’aide et d’écoute auprès des parents souvent bien au-delà de simples questions scolaires (école B) : « les parents le bureau c’est le confessionnal souvent en cours d’année ils demandent un entretien ils parlent de leurs soucis ils prennent l’enfant comme prétexte ». La relation avec les parents migrants est rarement décrite comme une relation équilibrée, et il n’est guère envisagé de solliciter leurs expertises.
A la fin de notre entretien cependant, une enseignante (école B) s’étonne à voix haute de ne jamais questionner les parents à propos de leur langue, alors que « pourtant, ils (lui) parlent de choses très personnelles ». Ceci pose la question de la relation à la langue et aux pratiques langagières dans le cercle familial : dans quelle mesure les enseignants les perçoivent-elles comme faisant partie de l’expérience privée et n’ayant pas leur place dans le monde des connaissances scolaires ? Si ces entretiens avec sept enseignants ne nous permettent pas de répondre, du moins alertent-ils sur le poids des représentations des enseignants, en particulier en ce qui concerne le statut des langues et le bilinguisme. La crainte que la différence et le bilinguisme soient dévalorisants ou vécus comme tels amène les enseignants à évoquer leurs « réticences », et provoque à la fois un renforcement du sentiment d’illégitimité que vivent certains parents et enfants, et l’ignorance des parcours langagiers de leurs élèves : l’une des enseignantes (école B) « ne sait pas du tout » quelle langue ses élèves « maghrébins, arménienne, d’origine asiatique 132 parlent à la maison » mais ne voit pas comment poser la question « pour ne pas vexer les gens », elle a « peur de poser des questions maladroites ». La norme linguistique est fortement valorisée : les quatre enseignantes (école A) pour qui l’enseignement du français est une préoccupation essentielle sont aussi celles qui ouvrent le moins leur répertoire à d’autres langues. Au fil des entretiens, la question «Introduisez-vous dans le répertoire de la classe des éléments des cultures de vos élèves ? » induit de leur part des propos de justification : elles souhaitent ne pas « dénaturer » une langue inconnue et difficile à prononcer, considèrent n’être « pas bonnes en langues », et expriment leurs difficultés à prononcer plusieurs prénoms pour lesquels le rapport phonie-graphie n’est pas celui du français. La prégnance de la norme langagière ne touche pas que le français ou les langues étrangères enseignées, mais aussi les langues des élèves. A ce « rapport normatif à la culture, à la connaissance et à la langue (…) constitutif de l’identité d’une partie des enseignants » (Perrenoud, 1996 : 61), s’ajoute une conception cloisonnée des compétences linguistiques.Chaque langue est considérée comme un territoire étanche dans lequel il n’est possible d’intervenir qu’avec une forte expertise. Il n’est pas envisagé que les capacités d’élèves (par exemple à prononcer certains sons) dans une langue familiale puissent être utiles, soit pour le français, soit pour la langue étrangère étudiée.
Ces entretiens à propos des répertoires de la culture orale ne font pas que souligner l’absence d’éléments des répertoires des élèves dans d’autres langues que le français : ils mettent en évidence comment les gestes professionnels sont étroitement liés à un faisceau de représentations sur le statut des langues, les compétences linguistiques et la transmission de la culture. Ce sont autant de pistes pour des propositions de formation.
Mais elle ignore de quel pays il s’agit.