Dans les années 1990, juste après le démarrage de l’initiation aux langues étrangères à l’école primaire, les enseignants de sixième ont dû gérer l’hétérogénéité (élèves initiés ou non à l’une des LVE enseignées au collège). Dix ans plus tard, la plus grande partie des élèves a suivi un enseignement d’anglais, et l’hétérogénéité est plus le lot des enseignants de primaire : de 2002 à 2007 l’initiation débute plus ou moins tôt, à partir de la Grande section, et peut concerner sept langues différentes ; depuis 2007 elle débute au CE1 et concerne huit langues. Autant dire que l’enseignant de CM2 peut avoir un public très diversifié.
Le faible nombre de questionnaires ne permet pas de tirer des conclusions, mais esquisse ce que sont les premières séances et peut inspirer une étude plus vaste. La variété des supports et la grande liberté didactique des enseignants laisse augurer que les élèves seront au fil de leur scolarité exposés à des éléments diversifiés de la culture cible. La culture présentée aux élèves, à l’école et au collège, est le plus souvent authentique, contemporaine et proche des intérêts des enfants136. La répartition entre oral et écrit sur l’école et le collège n’est pas aussi tranché que l’on pourrait le penser : ainsi, dans cette étude, c’est une classe de CE2 qui aborde la langue par l’écrit.
Le contrat didactique implicite qui apparaît dans l’analyse de ces neuf questionnaires à propos de la première séance est le suivant : des activités simples mais à partir de la langue complexe sont mises en place, elles mobilisent des compétences familières, amènent les élèves à se rendre compte qu’ils ont déjà des repères dans la nouvelle langue cible (lexique, situations de communication, mélodie de chanson commune aux deux cultures). Selon le dispositif de la première séance, les élèves évoquent ou non leur répertoire plurilingue. Plus qu’une sollicitation directe et individuelle, c’est une activité commune (débat ou situation d’éveil aux langues) qui permet à l’enseignant et aux élèves de prendre conscience du répertoire du groupe entier et de le partager. Mais ce sont moins les savoirs sociaux de l’enfant que ses acquis linguistiques en cadre scolaire qui intéressent les enseignants, et deux d’entre eux évoquent à ce sujet leur souci de diminuer l’hétérogénéité dans la classe. Le répertoire plurilingue, à l’occasion de la première séance, n’est sollicité et activé dans toute sa dimension (toutes les langues, y compris celles côtoyées en dehors de l’école) que par quatre des neuf enseignants.
Au contrat didactique, ces quatre enseignantes ajoutent une forme de contrat linguistique : débuter l’enseignement d’une langue par une activité qui permet la comparaison de plusieurs langues et l’expression des apprenants sur leurs propres langues place d’emblée cet enseignement dans une perspective d’accueil des langues et expériences linguistiques de chacun. Ce qui est mis en place lors de la première séance, que ce soit l’accueil des seules langues enseignées en milieu scolaire ou l’indication d’une réceptivité vis-à-vis de toutes les langues des répertoires des élèves, même lorsqu’elles sont très éloignées de l’univers scolaire, peut être mis en lien avec l’attitude des élèves les semaines suivantes : les élèves de sixième dont les répertoires plurilingues n’ont pas été sollicités n’évoquent en classe que leurs contacts avec la langue cible. Il n’en est pas de même pour ceux de cours préparatoire, qui répondent aux sollicitations de l’enseignante et donnent des mots dans les langues qu’ils connaissent, ceux de CE2 qui font de nombreux liens entre les langues de l’école et les langues de leur environnement. Mais nous pouvons également attribuer cette différence au contexte de l’école primaire et à la représentation qu’ont les enfants du collège : l’enseignant généraliste assure la cohérence et encourage les passerelles entre différents contenus ; il est le référent principal et sa relation aux enfants encourage la parole. A l’inverse, la représentation qui circule à propos du collège est celle du cloisonnement entre les disciplines. Rien, pourtant, en cours de langue au collège, et particulièrement en début d’année, ne s’oppose à la mise en place d’activités d’éveil aux langues ; le recueil fait par les enseignants des contacts des élèves avec d’autres langues enseignées en cadre scolaire pourrait s’étendre à d’autres langues. Le lien des enseignants à plusieurs langues, la langue de l’école, la langue cible, mais aussi pourquoi pas d’autres langues de son propre vécu, pourrait être l’une des clauses de ce contrat linguistique. Pour que ce contrat linguistique perdure et contribue aux apprentissages, il serait utile de prolonger les activités d’éveil aux langues au-delà de la première séance, d’y ajouter d’autres activités cognitives et métalinguistiques et une pratique systématique de l’auto évaluation.
Le petit nombre d’enseignants de cette enquête n’autorise pas à dresser le tableau de toutes les premières séances de langue et des différentes formes de contrats didactiques et linguistiques mis en place. Une étude plus vaste pourra inclure des questions
Cette observation, comme notre analyse de mémoires et celle de répertoires de maternelle, joue un rôle de repérage et d’alerte : les langues et les cultures des élèves restent dans une relative opacité, et ne sont pas traitées comme pouvant contribuer aux apprentissages. Les enseignants, même lorsqu’ils considèrent que le plurilinguisme peut être positif, anticipent souvent les représentations négatives qui circulent à son sujet, et finalement renforcent ces représentations par une attitude attentiste plus souvent qu’ils ne les démontent par une action délibérée. L’une des enseignantes, au cours de l’entretien, s’interroge sur le poids de la culture scolaire et des habitus : « Je pense que l’enfant dans sa culture scolaire n’est pas habitué à faire des comparaisons » (entre les langues). Modifier la culture enseignante grâce à la formation, pourra contribuer à une nouvelle culture scolaire.
L’analyse de mémoires, de répertoires de chants et comptines et de la première séance de langue permet de lister plusieurs besoins des enseignants : la réflexion sur les représentations devra s’intéresser non seulement aux cultures souvent sous le feu des projecteurs, mais aussi à celles qui tendent à être invisibles : les cultures par exemple des catégories sociales les plus modestes. Cette réflexion devra être articulée à l’analyse des migrations et de la citoyenneté. Dans les mémoires comme dans les entretiens que nous avons analysés, nous avons pu noter la difficulté des enseignants à désigner leurs élèves dès lors qu’ils étaient les enfants ou les petits-enfants de l’immigration. Le rapport d’enquête « Enseigner l’histoire de l’immigration à l’école », publié en 2007 sous la direction de Benoît Falaize, souligne lui aussi
‘ce flou lexical et sans doute sémantique particulièrement éclairant par ailleurs, notamment lorsqu’il s’agit de désigner les élèves dont on parle : « immigrés », « maghrébins », « d’origine immigrée », « élèves arabes », « élèves musulmans », « élèves d’origine arabe », « élèves d’origine maghrébine »… le flou et le nombre de désignations différentes semblent accréditer l’idée que la plupart des enseignants interrogés (premier et second degré) ne savent comment réellement et avec assurance, désigner ces élèves français (…) qui transgressent dans les représentations comme les discours (le leur et celui des adultes enseignants) la frontière rassurante entre le national et l’étranger, entre le conforme et le déviant, entre le semblable et l’étranger (2007 : 146).’Il cite à ce sujet A. Sayad, qui écrivait à propos des Français enfants d’immigrés :
‘(ils) qui ne sont étrangers ni culturellement, puisqu’ils sont des produits intégraux de la société et de ses mécanismes de reproduction et d’intégration, la langue, l’école et tous les autres processus sociaux ; ni nationalement, puisqu’ils sont le plus souvent détenteurs de la nationalité du pays. (…) L’on ne sait alors comment considérer et comment traiter ces immigrés d’un nouveau genre, on ne sait ce qu’il faut attendre d’eux.’Nous avons vu que l’environnement des enseignants pouvait présenter des freins à la construction de nouveaux concepts et gestes professionnels : les textes institutionnels ont des discours souvent contradictoires, et leur désignation même des langues autres que le français est à l’aune du flou lexical noté chez les enseignants. Les manuels restent dans une optique binaire et cloisonnée ; les formations initiales des enseignants du secondaire ne prévoient guère d’espace pour le transversal, et celles des enseignants du primaire ne systématisent pas explicitement la réflexion et les techniques d’éveil aux langues. A cela s’ajoute le constat d’un nécessaire travail de conceptualisation, en particulier sur les différences sociales et la diversité culturelle, ainsi que sur les principes d’universalité et d’égalité : l’attitude réellement égalitaire ne serait pas d’être indifférent à la personne et à son parcours, ce qui paraît difficilement compatible avec l’attention à l’autre nécessaire dans le métier d’enseignant ; elle consisterait à ne pas attribuer aux différences culturelles et linguistiques des valeurs différentes.
Les mémoires, les répertoires de chants et comptines et les premières leçons de langue que nous avons analysés reflètent des débats qui agitent depuis plusieurs années l’ensemble de la société française et qui pourraient être résumés ainsi : le concept d’égalité signifie-t-il « ne pas faire de différences ? ». Or, la différence est bien présente dans les propos de plusieurs enseignants, ne serait-ce que celle qu’ils repèrent entre les cultures familiales qui seraient conciliables avec le monde scolaire et celles qui ne le seraient pas. Ce qui revient à la fois à faire une différence et à attribuer des valeurs différentes, à opposer ce qui est de l’ordre du même (et réputé en cela scolarisable) à ce qui se situe dans l’altérité. L’indifférenciation est alors moins un acte égalitaire qu’une absence de reconnaissance : par peur de catégoriser, les enseignants ne valident pas les acquis culturels et linguistiques. L’alternative est de ne pas lire ces acquis en appartenances ou en identités, mais en ressources disponibles, en potentiel d’actions vers les apprentissages.
Malgré les réserves que nous inspirent, plus haut, les manuels scolaires.