Quatrieme partie. Perspectives et propositions

Introduction

Les travaux sur les pratiques langagières, culturelles et migratoires ont d’abord décrit grâce à la catégorisation, puis ont observé les interactions et le poids des contextes, avant d’étudier le parcours du sujet et ses pratiques linguistiques, culturelles et migratoires et de valider les compétences plurilingues et interculturelles associées à ces pratiques. Compétences que nous avons pu observer chez les enfants eux-mêmes.

L’analyse de la transposition didactique a fait apparaître plusieurs obstacles sur la chaîne du savoir : entre l’enseignant et l’élève réel, dont l’image donnée est souvent celle d’un sujet monolingue et monoculturel ; entre les objectifs déclarés par les institutions européennes et leurs applications. Nous faisons le constat que le « capital plurilingue de l’école » (Coste, 1991 : 174) est peu exploité dans les classes. Les aléas de la transposition des savoirs savants aux savoirs enseignés nous amènent à faire des propositions pour l’enseignement et pour la formation : est-il possible d’aménager un parcours différent des savoirs sur le plurilinguisme, les cultures et les migrations ? Peut-on construire une didactique de la pluralité des langues en prenant appui sur l’environnement des enseignants ? Comment donner visibilité et légitimité à une didactique plurilingue, réduire l’écart entre le savoir savant et le savoir enseigné, programmer les apprentissages et l’évaluation associés aux compétences plurilingues ?

L'objectif de nos propositions pour l’enseignement et pour la formation est de réduire les filtres entre les savoirs sur les réalités plurilingues et pluriculturelles et la pratique des enseignants. Celle-ci est un élément crucial pour accompagner l’élève dans l’exploration et le développement de ses compétences et pour lui permettre de construire des passerelles entre les savoirs de l’école et ceux qu’il a acquis dans un cadre social et familial. Dès lors, le rôle de l’enseignant est moins de conduire l’apprenant vers une langue cible aux contours clairement définis que de l’accompagner dans son parcours, en lui fournissant un étayage (Bange, 1992) et en lui permettant de mobiliser ses compétences ; de considérer ses erreurs comme des indicateurs du traitement qu’il fait des apports nouveaux, et ajustements successifs. Ce qu’écrit Eddy Roulet à propos des passerelles possibles entre les différentes langues présentes dans le champ scolaire vaut pour celles entre langues familiales et langues enseignées à l’école : « Il faut exploiter le mieux possible les connaissances intuitives et la capacité d’apprentissage des élèves en leur offrant, d’une part, des données langagières riches (…) et, d’autre part, des instruments heuristiques propres à faciliter le travail d’observation et de réflexion sur celles-ci.» (1995 : 116-117).

Ces données langagières et ces instruments devront être également données à l’enseignant, accompagnés des savoirs sur les langues, les cultures et les migrations, afin de lui permettre de se défaire d’un certain nombre de représentations sur les langues. Il s'agira donc de privilégier l’étude des interactions, l’exploitation des impacts positifs de la mobilité et de la pluralité, ainsi que la notion de continuum, qu’il s’agisse des langues, des cultures ou des mouvements migratoires. Les savoir-faire associés sont la capacité à analyser les faits linguistiques et culturels, celle à les mettre en lien les uns avec les autres pour mieux les comprendre, le repérage des compétences et des connaissances transversales à plusieurs langues, la lecture des répertoires plurilingues et pluriculturels comme autant de ressources mutualisables. Cela suppose également, de la part des enseignants, la capacité à s’auto évaluer et à prendre appui sur des acquis antérieurs pour progresser. Ces savoir-faire concernent les enseignants à plusieurs étapes de leur parcours professionnel : pour parfaire la maîtrise de la langue qu’ils vont enseigner, pour concevoir et pratiquer l’enseignement d’une langue étrangère ou régionale, pour enseigner le français langue seconde à des enfants de migrants.

Compte-tenu de ces éléments, notre questionnement porte sur les meilleures conditions possibles pour la formation. Les savoirs savants ont été constitués à partir de l’étude d’environnements qui sont aussi ceux des enseignants. Si l’on considère que plus les ressources sont proches, plus nombreuses seront les possibilités d’accès et plus les personnes concernées pourront se les réapproprier pour les transformer en nouvelles compétences et en nouveaux savoirs, alors c’est sur les ressources locales qu’il faut s’appuyer. C'est là notre seconde hypothèse. Nous envisageons, en formation, d’utiliser prioritairement les ressources linguistiques et culturelles des enseignants et de leur environnement proche. Cette hypothèse prend en compte la nécessité de travailler sur les filtres perceptifs qui font écran aux potentialités réelles des élèves. Nous considérons, comme l'écrit Maria Luisa Villanueva (2000 : 160-174) lorsqu'elle relate des expériences de recherche-action avec des groupes d'enseignants, que

‘N'importe quelle tentative visant l'introduction de changements dans la conduite des enseignants doit tenir compte du fait que leurs représentations et leurs connaissances préalables sont traversées et imprégnées par leurs croyances (…) Il ne s'agit donc pas de former des enseignants par transmission de connaissances scientifiques accumulées qui sont censées agir les conduites des enseignants experts pris comme modèle. En revanche, si l'activité des enseignants exige une constante mise en question des croyances et des filtres qu'ils utilisent pour interpréter la pratique dans un contexte donné, seul le développement de leur conscience pratique en tant qu'agents peut constituer l'enjeu de leur formation (2000 : 173).’

L’école étant invitée à offrir une « réponse plurielle et souple à des besoins multiples et composites » (Coste, 1973 : 73) et les enseignants à construire de nouveaux gestes professionnels, nous tentons d’abord de faire le point sur les compétences requises pour ces nouveaux gestes, les modifications du comportement et les déstabilisations que l’on peut anticiper. Ayant fait le constat de l’écart non seulement entre les savoirs et la classe, mais également entre les environnements professionnels des enseignants et la perception qu'ils en ont, nous faisons le pari que le travail sur les représentations et le détour par le local peuvent modifier les représentations des enseignants, leur permettre d'évaluer leurs propres compétences plurilingues et celles de leurs élèves pour les intégrer à leur pratique enseignante.  L’accès au savoir peut alors être aménagé grâce à la lecture des environnements plurilingues et pluriculturels, à la compréhension des potentialités des enfants et à la validation de ses propres expériences linguistiques et culturelles. Il s'agit d'une démarche de formation à partir d’éléments de la biographie langagière des enseignants : les langues de vie (langues régionales, langues d’immigration, parlers urbains) et les cultures des enseignants stagiaires irriguent la réflexion sur la didactique des langues et des cultures et peuvent nourrir la pratique, créer des ressources pour qu’à leur tour les enseignants accueillent les langues de leurs élèves. Nous analyserons quelques-unes de ces formations : quel peut être l’impact d’une telle démarche ? Quels sont les répertoires plurilingues des enseignants et dans quelle mesure peuvent-ils être activés ?