2. Désyncrétiser

Quels sont les contours des champs de savoir associés à la mobilité et à la pluralité des langues et des cultures ? Les travaux sur les langues, les cultures et les migrations que nous avons évoqués plus haut prennent en compte les savoirs sociaux et les interactions entre ces derniers et les différentes disciplines et compétences de l’école primaire.

Quitter l’idée de classification et accepter la réalité d’un continuum des langues et des cultures dans le temps et dans l’espace amène, nous l’avons vu, à considérer l’apprenant différemment : il est l’un des acteurs par qui les langues et les cultures se modifient, et ne peut donc être mis dans l’obligation de choisir entre l’une ou l’autre de ces langues ou de ces cultures. Il s'agit donc moins de devenir bilingue que d'exercer des compétences plurilingues, et de déplacer un curseur selon son environnement, ses interlocuteurs et ses apprentissages. Daniel Véronique a posé la question des impacts que peut avoir dans la classe la prise en compte des savoirs sur les répertoires plurilingues : « est-ce qu’une didactique de la pluralité des langues doit prôner une pédagogie de l’alternance codique ? » (2005 : 25). Les options à prendre, en effet, sont à la fois didactiques et pédagogiques, et concernent autant le traitement des connaissances que l’attitude vis-à-vis des élèves, et amènent à revisiter quelques termes associés à l'alternance codique.

Tout d’abord, nous ne pouvons supposer que l’apprenant ou le locuteur bilingue, commute ; les langues ne sont pas des éléments mathématiques, et il n’est pas possible de les commuter comme on le fait pour a x b = b x a. Il ne l’est pas plus dans le sens anglais, to commute, pour décrire l’alternance spatiale du travailleur de sa petite ville à la métropole. Celui-ci est souvent si fatigué qu’il s’endort dès le départ, ne voit rien du trajet et s’éveille à l’arrivée en gare. Le terme « to commute » est alors approprié. L’alternance codique n’est pas du même ordre, car elle suppose une épaisseur, une densité, qu’il convient d’explorer pour la comprendre. D’autant que cette épaisseur entre deux termes dans deux langues est variable selon les individus, selon leur vécu. La distance entre cup et tasse n’est pas la même pour deux locuteurs francophones. Français, il peut boire la tasse dans une piscine ; canadien, il peut en mettre trois dans l’appareil d’un gâteau. D’où l’impérative nécessité de permettre au sujet d’explorer ses espaces inter-langues. Ce qui nous éloigne aussi du terme code-switching, locuteurs et apprenants n’étant pas, non plus, des interrupteurs ; lorsqu’ils passent d’une langue à une autre, ils sont passeurs de multiples bagages culturels, expérientiels, communs ou spécifiques, perceptibles ou non. Calvet dans son analyse de l’histoire de la linguistique montre comment les champs explorés ont pu être restreints par ce qu’il qualifie de passage de l’analogique au digital ; il prône une sociolinguistique qui se situerait entre deux pôles, « le pôle digital » avec la linguistique, les signaux, la communication, la langue ; le « pôle analogique » avec la sociologie du langage, les indices, la signification, le langage (2004 : 43-44). Envisager le sujet plurilingue plutôt que d’opposer le monolingue au bilingue relève du même refus d’un univers binaire.

Une didactique de la pluralité des langues suppose donc de rendre visibles la pluralité des espaces linguistiques et d’en permettre l’exploration, celle des langues comme celle des répertoires plurilingues des apprenants. Ce qui implique moins de poser des interdits linguistiques que d’amener l’apprenant à être conscient des territoires linguistiques qu’il arpente : quelles variétés de langue parle-t-il ? Où est son curseur, sur le territoire linguistique de sa langue maternelle, de la langue de l’école, de la langue étrangère étudiée ? Nous pouvons en dire autant des territoires culturels, l’une des compétences interculturelles étant la capacité à repérer qui parle en nous, lorsque nous interagissons. Pour permettre l’exploration de ces espaces linguistiques et culturels, il sera utile de permettre à l’apprenant d’être conscient de l’ensemble de ses savoirs et de ses compétences, de mieux connaître ses ressources pour mieux les utiliser et pour les développer. Nous posions la question des contours des champs de savoir associés à la mobilité et à la pluralité des langues et des cultures : peut-être s’agit-il moins de tracer des contours que d’encourager à arpenter et nommer les espaces déjà existants, multiples et pluridimensionnels.