5. Programmer les apprentissages

Entre un enseignement de langue qui donnerait trop de place à l’écrit et à la grammaire explicite, et une démarche qui tient plus de « l’occupationnel » que de l’enseignement, les langues au primaire n’ont pas encore tout à fait trouvé leur voie. Accueillir les répertoires plurilingues des élèves n’est pas le remplacement ou l’ajout de nouveaux contenus linguistiques mais l’appui sur les connaissances et les compétences présentes dans le groupe d’apprenants pour faciliter l’apprentissage des langues enseignées. Les compétences plurilingues peuvent être visibles dans les programmes de trois manières au moins : par une préconisation et une articulation de l’Eveil aux langues à l’enseignement de chaque langue ; par l’intégration dans les programmes du français langue matière, du français langue seconde et des langues étrangères sous la rubrique Maîtrise de la langue et par le rattachement de cette discipline globale aux Sciences du Langage ; par l’intégration des compétences et stratégies plurilingues à chaque point du programme de langue.

L’articulation de la programmation aux autres contenus disciplinaires et surtout à la réflexion métalinguistique en lien avec les notions abordées en français pourrait être faite, nous l’avons déjà mentionné, par des activités d’Eveil aux langues. Les enseignants ont souvent une connaissance partielle des outils et des approches associées aux compétences plurilingues : sous l’appellation « Eveil aux langues », « approche cognitive » (ou conceptuelle), « formation plurilingue », apparaissent plusieurs facettes d’une même démarche ; celle-ci implique

‘l’abandon d’une vision « cloisonnante » de la / des compétences(s) des individus en matière de langues (une compétence par langue) au profit d’une compétence unique et donc plurilingue, affirmée également comme pluriculturelle, dans le souci légitime de tenir compte des liens étroits qui entremêlent ces deux aspects  (Candelier, 2005 : 39). ’

En termes didactiques, cela signifie décloisonner les didactiques, ne pas considérer la langue comme un code, et donner à la culture toute son importance. Mais ce décloisonnement peut dans un premier temps contribuer à une moindre visibilité de ces savoirs, qui apparaissent ainsi dilués dans plusieurs disciplines, et ceci rend plus nécessaire encore des définitions, non pas en termes de création d’une nouvelle discipline, mais en désignant les liens entre les langues et entre les disciplines. L’éveil aux langues permet la transposition didactique des savoirs qui sont liés au plurilinguisme, aux cultures plurielles et à la migration, par les thématiques abordées, grâce aux outils aujourd’hui nombreux et accessibles, via des activités métalinguistiques proches des démarches réflexives pratiquées depuis plusieurs années en français langue matière, dans l’axe « ouverture sur le monde » en résonance avec l’enseignement de l’histoire et de la géographie, et surtout par les acteurs concernés, car l'éveil aux langues sollicite tout naturellement les parcours des enfants de migrants.

Malgré tous ces éléments favorables, l’éveil aux langues ne joue encore qu’un rôle mineur dans l’école : il n’est pas présent de manière explicite dans les programmes, même si, comme le note Michel Candelier (2003 : 326), l’esprit et les idées clés de l’éveil aux langues y sont présents ; il est absent des manuels de langues et isolé dans les supports qui lui sont consacrés. Que faudrait-il pour que ces deux voies royales, les programmes et les manuels, s’ouvrent à lui ? Probablement un changement de statut. Il reste pour l’instant une démarche plus qu’un savoir, il est par essence labile, dépendant dans ses contours des ressources du terrain et de celles sollicitées par l’enseignant ; en cela, il n’est pas une variable de commande qui peut permettre à l’institution éducative « d’obtenir des effets spectaculaires » comme le font les programmes (Chevallard, 1985 : 29) : inexistence de canaux sûrs, visibilité réduite, difficultés de contrôle de la mise en place, difficultés d’évaluation. Michel Candelier, à propos du dispositif expérimental Evlang, mis en place pendant quatre ans dans 160 classes européennes, conclut que d’un point de vue quantitatif,

‘(ce type de dispositif)  ne peut peser sur les acquisitions des élèves qu’à la marge des autres facteurs associés à la réussite scolaire en général (environnement familial et acquisitions antérieures, notamment)’

En faire une « matière-pont » comme le suggère Martine Kervran, qui souligne son caractère de passerelles entre différentes disciplines (2005), reste fort improbable, tant le découpage disciplinaire des connaissances est prégnant. Une voie pour que la démarche de l’éveil aux langues soit intégrée dans les ressources des enseignants, et en particulier dans les manuels de langue, serait qu’elle soit préconisée par les corps d’inspection, comme ont pu l’être en d’autres temps l’approche par les fonctions langagières ou l’utilisation de méthodes audio-visuelles.137

Le Cadre Européen Commun de Références pour les Langues peut être considéré comme une sélection du savoir savant et une désignation du savoir à enseigner. Mais la référence au cadre, dans les programmes de langue à l’école primaire, est loin de garantir que le savoir enseigné intègrera des éléments des savoirs savants, y compris ceux présentés dans le CECRL. Nous avons vu qu’il était plus souvent utilisé pour désigner le niveau à atteindre que pour appuyer une démarche plurilingue. Dans les programmes, l’un des moyens pour mettre en lumière les compétences plurilingues est le lien explicite entre les langues. Il a été fait à plusieurs reprises, non dans la déclinaison des objectifs et des contenus, mais dans les grilles horaires : si en 1989 les instructions officielles précisaient que « les séquences d’enseignement d’une LVE ne peuvent être prélevées sur les horaires de français, de mathématiques et d’EPS 138», la grille horaire des programmes de 1995 prévoyait au contraire, pour le CE1 neuf heures de français sur lesquelles une heure pouvait être prélevée pour une langue étrangère ou régionale, et pour le cycle 3 neuf heures de français et langues vivantes, celles-ci dans la limite d’une heure trente139. En 2002 puis en 2007, la grille horaire du cycle des apprentissages fondamentaux prévoit 9 à 10 heures de français et 1 à 2 heures de langue étrangère ou régionale, et celle du cycle des approfondissements regroupe le français et les autres langues sous la rubrique « Langue française Éducation littéraire et humaine » pour 12 heures, dont 1 heure 30 à 2 heures pour la langue étrangère ou régionale140. Les projets de programmes publiés en 2008 marquent le pas : les langues ne sont plus associées avec la maîtrise de la langue, et elles sont regroupées avec les pratiques artistiques et la découverte du monde, pour 9h par semaine en CP et CE1, avec les sciences expérimentales, la technologie, les pratiques artistiques, l’histoire des arts, l’histoire, la géographie et l’éducation civique, le tout sur 10 heures en CE2, CM1 et CM2, l’horaire annuel de ces disciplines étant « décliné en fonction du projet pédagogique de l’enseignant ». La conséquence prévisible est plus sûrement une dilution des disciplines que leur décloisonnement, et la réduction à portion congrue de la nécessité d’aborder un certain nombre de connaissances. Ces nouvelles dispositions rendent difficile la continuité d’une classe à l’autre, et la bascule des langues étrangères ou régionales du domaine de la maîtrise des langages à un fourre-tout hétéroclite de connaissances expose au risque de rendre moins visibles et moins préhensibles les compétences plurilingues, pour insister davantage sur les contenus linguistiques et sur les connaissances académiques.

Un autre moyen de programmer les compétences plurilingues est de les relier et de les intégrer explicitement aux programmes de langues. Ceci est rendu plus simple par l’approche fonctionnelle : à chaque fonction langagière141 peuvent être associées, en plus de la compétence linguistique, les éléments de compétences sociolinguistiques et pragmatiques et les stratégies plurilingues qui correspondent (gestuelles, onomatopées) ainsi que leur dimension culturelle. Pour l’instant, ces éléments figurent en tête du descriptif du premier palier de compétences142 pour les niveaux A1-A2, ils pourraient être déclinés de manière précise pour chaque fonction abordée.

Notes
137.

Le décloisonnement disciplinaire pourrait même amener à la publication de manuels plurilingues, associant le français langue matière et une autre langue.

138.

B.O. 16 du 20 avril 1989

139.

B.O. 12 du 23 mars 1995

140.

B.O. hors série n° 1 du 14 février 2002, n° 5 du 12 avril 2007

141.

le BO n° 4 du 29 août 2002, qui reste la référence en termes de contenus, propose, en regard de domaine (par exemple le temps qu’il fait) et de fonctions (demander le temps qu’il fait), des énoncés (en anglais : it’s raining, it’s sunny, it’s windy, cloudy, snowing)

142.

BO n° 6 du 25 août 2005.