1. Nouvelles identités des enseignants et nouveaux contextes d’enseignement

Tout acte de formation qui vise à développer de nouvelles compétences et des savoirs utiles pour les enseignants ne pourra se faire sans la prise en compte de son public et de son contexte d'exercice : plusieurs éléments des cultures individuelles et de la culture professionnelle des enseignants, ainsi que la transformation des sociétés contemporaines, influent sur les gestes professionnels et sur la réception de la formation.

Nos observations et notre analyse des mémoires d’enseignants stagiaires, des répertoires de culture orale en maternelle et de la première leçon de langue nous ont amenée à considérer que les enseignants prennent peu en compte, dans la classe, les acquis issus de pratiques sociales ou familiales. Nous avons vu comment l’environnement proche des enseignants pouvait contribuer à ces gestes professionnels pour l’enseignement des langues : l’environnement institutionnel (les textes européens et nationaux), scolaire (la formation reçue en histoire et en langue) et professionnel (les manuels de langue).

Par ailleurs, différentes analyses ont été faites de ce déni de l’expérience singulière de chaque apprenant, non pas seulement pour les langues, mais de manière générale. L’approche clinique de la psychologie sociale y voit la difficulté de l’école républicaine à voir et à accepter « la figure de l’autre ». Florence Giust-Desprairies (2003) évoque le désenchantement des enseignants, la gageure que représente l’attachement à un mythe républicain égalitaire et universaliste dans une société en mutation qui offre plus souvent la précarisation et le délitement du lien social qu’une réelle reconnaissance de l’individu. Pour se rassurer face à ce malaise social, les enseignants seraient en quête de rationalisation et d’objectivation et tenteraient de mettre de côté toute subjectivité. Dans cette conception du modèle de l’école républicaine, l’occultation de ses propres cheminements (culturels, familiaux, personnels) serait le prix à payer pour accéder au savoir universel.

‘Les hommes, par l’instruction, gagnent en rationalité et accèdent aux savoirs qui font d’eux des êtres libres de décider.  Mais la connaissance de soi comme source de développement serait exclue du scénario initial. (2003 : 12) ’

Edgar Morin (1995 : 56) met également cette attitude en regard avec les mutations de la société : le changement du rapport à la transmission, la place de la télévision, la remise en question des savoirs scolaires provoque chez une part des enseignants « un combat culturel défensif ». Cette crispation contre les intrusions intempestives de la culture médiatique dans l’école, ainsi que le souci d’une stricte neutralité égalitaire, débouchent sur le déni de l’élève comme autre, corps étranger à l’univers scolaire. Ceci amène Morin à proposer aux enseignants de mettre en place une « culture de la diversité sans oublier la culture de l’unité » (1995 : 68).

« Le droit à la différence », dans l’école républicaine, peut faire l’objet d’une forte défiance, et être considéré plus comme une stigmatisation du handicap social que comme une attention à l’individu. Comment faire la part, chez l’élève, des éléments qui entravent ses apprentissages et de ceux qui les favorisent ? Comment prendre en compte les différences pour « inventer avec les jeunes une culture universelle » (Meirieu, 1996 : 75), et mettre en place les conditions pour l’enrichissement mutuel, alors que rôde la crainte des crispations identitaires ? Philippe Meirieu s’est fait l’écho de cette préoccupation :

‘Le droit à la différence dont on parle, pour l’immense majorité des enfants, c’est une différence qui ne leur appartient pas, c’est une différence dans laquelle ils ne sont pour rien, (…) c’est une différence à caractère psychologique ou social, dont ils sont les détenteurs mais dans laquelle il n’y a aucune implication personnelle de leur part. (…) Il y a une manière de respecter les différences qui, en fait, condamne, en quelque sorte l’enfant à n’être que la reproduction que ce d’où il vient et de ce qui l’a fait ». (1996 : 74). ’

Ces questionnements sont partagés par de nombreux enseignants, indépendamment de leurs origines sociales et/ou culturelles, et y compris par ceux qui sont enfants ou petits-enfants de migrants et ont vécu l’expérience de répertoires plurilingues et pluriculturels peu ou mal accueillis par la république française. La sociologie, depuis peu, s’intéresse aux « enseignants issus des immigrations ». Aïssa Kadri et Fabienne Rio (2007 : 34 – 47) en ont distingué trois catégories, qui correspondent à la fois à des parcours migratoires et des approches différentes de l’enseignement : les « Républicains plus », les « Républicains écorchés vifs » et les « Républicains SOS ».

Les premiers, souvent les plus âgés et les plus anciens dans le métier, considèrent le modèle républicain laïque comme « la référence suprême » : « la mise en avant de la différence leur semble illusoire sur le plan pédagogique », car ils « sont plutôt attentifs à l’origine sociale des élèves ». Ils investissent fortement les valeurs républicaines et attendent de l’état un engagement fort pour relayer ces valeurs.

Ceux qu’Aïssa Kadri et Fabienne Rio nomment les « Républicains écorchés vifs » sont pour la plupart jeunes, nés en France de parents nés à l’étranger, et issus de milieux populaires. Ils ont « une expérience douloureuse » non pas tant de la différence culturelle ou sociale mais de la manière dont celles-ci sont perçues. Ils n’envisagent pas une « discrimination positive compensatrice qui conduirait à encore plus de stigmatisation », mais pensent qu’il est important de tenir compte de la diversité, d’aménager une plus grande visibilité de l’hétérogénéité sociale et culturelle. Le dialogue avec les parents est pour eux essentiel, ils souhaitent un « système éducatif qui donne du sens à l’école et qui soit concrètement en accord avec les idéaux proclamés. »

Les « Républicains SOS » sont de jeunes ou de futurs enseignants, souvent issus de classes sociales moyennes. Ils considèrent la culture des enfants comme une richesse, une ressource « dynamique et en constante interaction avec l’environnement », mais ne la mettent pas systématiquement en avant, pour éviter la stigmatisation.

Ces enseignants issus de l’immigration ont en commun l’adhésion au modèle républicain. Le choix de l’enseignement peut avoir été pour certains d’entre eux un déclassement de leurs ambitions de départ, et le moyen d’échapper aux discriminations présentes sur le marché du travail. Ils ne sont pas dans des logiques fortes de revendication d’appartenance, même si quelques-uns manifestent « une plus grande sensibilité aux dimensions culturelles de l’histoire sociale de leur famille et groupe d’appartenance référée à leurs origines géographiques » (2007 : 39).

Aïssa Kadri et Fabienne Rio observent également chez eux, par rapport à leurs collègues, « une plus grande sensibilité à l’environnement national, local ou international ». Les plus anciens de ces enseignants peuvent grâce à leur expérience avoir une lecture distanciée de cet environnement, mais les plus jeunes, par contre, « apparaissent plus fragilisés ».

Ces enseignants et leurs collègues ont besoin d’un accompagnement en formation qui prenne en compte les « transformations socioculturelles des dernières décennies ». Que leurs ascendants aient vécu une migration externe ou interne ou qu’ils aient été sédentaires pendant plusieurs générations, les enseignants pourront trouver dans leurs propres histoires familiales ou celles de proches des clés de compréhension des vécus de leurs élèves, à condition que la formation reconnaisse les potentiels inhérents à ces parcours. Le contexte même de cette formation est propice à un repérage plus fin et à une meilleure prise en compte des savoirs sociaux des élèves : les enseignants stagiaires eux-mêmes commencent leur formation professionnelle après un parcours universitaire de trois ans au minimum, dans des domaines très diversifiés et ont souvent eu également une carrière professionnelle éloignée de l’enseignement. La démarche réflexive sur son propre parcours et l’usage d’un portfolio professionnel font désormais partie du paysage du nouvel enseignant, qui expérimente pour lui-même ce que représente la transposition d’acquis et d’expériences d’un domaine à un autre. L’ensemble de la formation, enfin, s’appuie sur des recherches en didactique qui incitent moins à transmettre des connaissances qu’à développer des compétences transversales et la capacité à s’auto-évaluer.