Chapitre III. Des propositions de formation

1. Conditions préalables

Il est utile, lorsque l’on envisage la formation à de nouveaux gestes professionnels, de repérer les compétences requises et d’anticiper les possibles déstabilisations, afin d’aménager des conditions optimales de réception de la formation. Parmi ces dernières, nous avons retenu l’articulation du savoir savant aux pratiques sociales des enseignants, l’appui sur les outils existants et sur les compétences acquises.

Philippe Perrenoud (1994 : 71) considère que pour que la formation débouche sur un passage à l’acte, trois conditions sont requises : la formation doit revêtir un intérêt personnel pour l’enseignant, être en cohérence avec les autres messages de l’environnement professionnel, et être réaliste.

Le premier point concerne la validation des nouveaux acquis et des nouvelles compétences professionnelles. Celles-ci, pour les professeurs des écoles, sont à présent mises en regard du portfolio professionnel, qui inclut les différentes expériences de l’enseignant. Le portfolio des langues et celui de l’enseignant de langue seront inclus à cette démarche d’auto-évaluation et les répertoires plurilingues abordés lors d’ateliers de formation. Les savoirs sur le plurilinguisme ne seront pas déconnectés du réel, mais au contraire intégrés à une vision cohérente sur les compétences. L’exploration conjointe du CECRL, du Portfolio des langues et du Portfolio européen pour les enseignants de langues permettra aux stagiaires l’auto évaluation de leurs propres compétences langagières, une réflexion sur les stratégies de l’apprenant et les pratiques enseignantes, mais également une mise en confiance, une conscience des compétences déjà en place, pour le transfert de celles-ci au contexte de l’enseignement d’une langue étrangère ou du français langue de scolarisation. Nous avons observé plus haut dans quelle mesure le Cadre Européen Commun de Références pour les Langues perdait plusieurs de ses finalités, depuis sa conception par le Conseil de l’Europe jusqu’à sa mise en œuvre dans la classe. L’analyse des Instructions Officielles laisse apparaître le souci de rester dans des savoirs académiques, et en particulier de rendre possible la fusion entre les éléments anciens et nouveaux de ces Instructions, comme Chevallard (1985 : 36) l’a analysé : ceci amène à gommer, lors de la fusion, plusieurs éléments du savoir nouveau ; en ce qui concerne le CECRL, il s’agit des stratégies interlangues, des compétences non-verbales, des compétences déséquilibrées dans plusieurs langues. Or, ce sont là des zones d’expertise fréquentes pour les enfants qui vivent des situations de plurilinguisme. Autant dire que donner dans la formation une meilleure visibilité et une lisibilité de ces orientations du Cadre Européen amène à analyser les instructions officielles et à aborder la deuxième condition abordée par Perrenoud, la cohérence entre le « message prescriptif » de la formation et les autres messages que reçoit l’enseignant. L’un des rôles de la formation est de donner à l’enseignant les outils pour qu’il analyse lui-même son environnement professionnel, linguistique et culturel, pour qu’il fasse le lien entre différentes disciplines, en particulier entre les langues et l’histoire de l’immigration. Les travaux actuels sur le plurilinguisme, les cultures plurielles et les parcours migratoires ne sont pas des îlots de recherche incongrus et isolés, et participent au contraire d’une dynamique contemporaine ; celle-ci se traduit dans le souci de chercheurs dans différentes disciplines de « former des esprits capables d’organiser leurs connaissances plutôt que d’emmagasiner une accumulation de savoirs » (Edgar Morin, 1999 : 11), de développer « la capacité (…) d’abstraire à partir de ce que l’on vit pour grandir » (Georges Lerbet, 1999 : 428). L’observation attentive des situations de plurilinguisme et l’analyse d’expériences personnelles ou proches permettront aux enseignants d’articuler le savoir savant, leurs propres pratiques sociales et celles de leurs élèves. En toute logique, c’est à partir des ressources présentes dans chaque groupe de stagiaires que l’on construira les compétences nécessaires pour que les enseignants, à leur tour, s’intéressent aux ressources linguistiques des élèves. Partir du vécu des personnes contribuera également à la confiance en soi et à la conscience de ses propres langues et cultures.

Les outils et démarches qui sont déjà présents dans l’environnement des enseignants seront utilisés et articulés avec les ateliers proposés. Parmi eux figurent les formations à l’étranger, que nous n’abordons pas ici, le CECRL et l’Eveil aux langues. Cette démarche est bien connue et fréquemment utilisée par les formateurs en didactique des langues, en particulier ceux qui interviennent auprès d’enseignants du primaire. Les activités et les supports sont aujourd’hui nombreux, mais nous l’avons vu plus haut, l’éveil aux langues n’est ni évoqué dans les programmes, ni intégré aux supports de langue étrangère ; son utilisation dans des dispositifs en lien avec les ELCO145 a souvent été comprise dans une dimension de remédiation, d’aide à l’élève récemment immigré ou enfant d’immigré plus que dans une optique de validation d’acquis ou de mutualisation des connaissances dans la classe. Pratiquées dans le cadre d’ateliers de formation en didactique des langues, les activités d’éveil aux langues et aux cultures permettent par l’expérience sensible une analyse plus riche des implications de cette démarche, une mise en lien avec les objectifs et les activités de didactique des langues. Elles sont l’occasion d’une réflexion métalinguistique sur plusieurs langues qui sont hors du champ scolaire et dont certaines peuvent être celles d’élèves de la classe et d’une réflexion didactique pour faciliter la transposition à différentes langues : elles offrent à l’enseignant un étayage qui lui permet de pratiquer l’ouverture, en classe, à des langues tierces, geste qu’il pourra par la suite étendre à des langues non prévues par les supports utilisés. Ces activités permettent de prendre contact avec les compétences plurilingues de l’enfant réel, c’est-à-dire celui qui arrive en classe avec quelques mots d’espagnol glanés sur une plage estivale, l’anglais d’une notice de jeu vidéo et des formules en arabe entendues dans le voisinage, ou encore avec le turc parlé à la maison par les grands-parents. Et non cette créature fictive, recto-verso langue source – langue étrangère, que nous avons rencontrée dans les manuels. Les activités d’Eveil aux langues, enfin, peuvent être facilement mises en place lors de stages, pendant la formation initiale en alternance, et remplissent largement les conditions de faisabilité et de prise en compte des contraintes.

Un autre élément essentiel sera la conscience par les enseignants des compétences qu’ils peuvent transférer à ce nouveau geste professionnel : valider les acquis d’élèves dans différentes langues ou cultures, pour de nouveaux apprentissages, nécessite de la part de l’enseignant des compétences de médiation et d’étayage. Ces deux compétences, dans les descripteurs du CECRL, sont aux niveaux les plus experts : le locuteur chevronné est décrit comme celui qui est capable de prendre en compte son interlocuteur (auditeur ou lecteur) et de s’adapter à un auditoire hétérogène et pluriel. Or, ces compétences, essentielles pour les apprentissages linguistiques, sont partagées par l'enseignant et par l'élève qui vit dans un environnement plurilingue : dans l’exercice quotidien de sa profession, et quelle que soit la discipline enseignée, le premier planifie son propos, aide son auditoire à comprendre et à mémoriser les points importants, adapte ses énoncés à différents élèves, leur offre un étayage approprié. Il s’adapte à plusieurs interlocuteurs qui ont des besoins, des capacités de compréhension et des rythmes d’apprentissage différents. Le second est souvent amené à être un médiateur linguistique et culturel. Aborder ces compétences en formation permet de mettre en lumière les acquis de l'enseignant autant que de prendre conscience des potentialités de ses élèves.

Faire le lien entre les outils existants, permettre d’analyser l’environnement professionnel, prendre conscience des compétences plurilingues déjà développées, participent également d’une démarche de réassurance, pour développer chez les enseignants la capacité à la prise de risque et au lâcher prise : prendre le risque de l’insécurité linguistique et didactique, que nous avons évoquée plus haut, accepter de lâcher prise et de ne pas détenir l’expertise linguistique lors de certaines activités de classe.

Notes
145.

Enseignement des Langues et Cultures d’Origine