2.1. Le questionnement des représentations

Les stagiaires enseignants sont amenés à transférer des connaissances de différents champs et des compétences de domaines professionnels plus ou moins éloignés de l’enseignement. Pour autant, ceci ne garantit pas qu’ils aient développé la compétence à accompagner chez leurs élèves le transfert de compétences d’une langue vers une autre. Ce geste professionnel implique la prise de conscience que le transfert de compétences est possible dans tous les domaines, ainsi qu’un ébranlement des représentations les plus courantes sur l’enseignement des langues. Bernard Py montre à quel point des enseignants dissocient la perception de leur propre expérience bilingue et leur positionnement professionnel, et comment ce clivage les amène à véhiculer et à mettre en pratique des points de vue qui condamnent l’alternance de langues, alors qu’eux-mêmes l’ont vécue de manière positive. (Py, 2000 : 77-96). La diffusion sur le terrain de l’enseignement des travaux qui valident l’interlangue et les stratégies plurilingues reste encore à développer ; cette diffusion, par ailleurs, ne garantit pas leur compatibilité avec les savoirs et les pratiques antérieures. L’encouragement à des pratiques plurilingues dans la classe peut être freiné par les conceptions que nous avons observées chez les enseignants et que nous avons mentionnées plus haut :

  • les conceptions des langues comme autant de blocs dont il faudrait préserver la pureté en évitant tout contact trop débridé entre les langues,
  • les conceptions de transmission de la culture orale. Nous avons abordé dans le chapitre sur les répertoires des enseignants de maternelle comment la réception quasi exclusivement scolaire ou para-scolaire de la culture orale enfantine en langue française, telle que l’avaient vécue les enseignants, pouvait peser sur leur attitude vis-à-vis de la culture orale de leurs élèves dans d’autres langues. Ils ne pourront facilement explorer ces dernières sans une réflexion sur leur propre chemin d’apprentissage des comptines et des chants.
  • les conceptions sur l’enseignement des langues : si la didactique actuelle ne censure plus l’usage de la langue des élèves pour une réflexion sur la langue étrangère ou pour des traductions ponctuelles, les habitudes dans les classes primaires sont souvent héritières du vécu des enseignants lorsqu’ils étaient élèves de classe de langue au collège ; elles sont largement empreintes de didactiques très restrictives en ce qui concerne l’alternance codique et de la préférence pour le « tout-anglais » (ou toute-autre-langue),
  • les conceptions sur les gestes de prise en compte des langues et cultures des élèves. Le recours à la langue de l’élève est plus souvent cité par les enseignants comme une remédiation et une aide apportée à l’élève nouvellement arrivé en France que comme une validation d’acquis ou une mutualisation des connaissances dans la classe,
  • la conception des missions de l’école républicaine, en France, qui a souvent revendiqué l’indifférence aux différences comme un moyen d’offrir l’égalité des chances. Nous avons exploré cette indifférenciation aux langues dans les manuels d’Histoire du lycée, qui ne décrivent pas les pratiques plurilingues et qui donnent l’image du citoyen français comme celle d’un locuteur monolingue.

Toute formation soucieuse d’inclure une réflexion sur le plurilinguisme ne pourra faire l’économie d’un travail sur ces conceptions, qui sont des freins au traitement du contexte plurilingue comme une ressource, ainsi que sur les habitus. Il s’agit donc bien d’impulser pour les langues une pratique réflexive dans le sens où l’entend Philippe Perrenoud (2001 : 61), c’est-à-dire « un rapport au monde, actif, critique, autonome. C’est une affaire de posture plutôt que de stricte compétence méthodologique. » Il souligne à quel point ce travail sur l’habitus ne peut faire l’économie du retour sur les diverses histoires de vie des enseignants stagiaires :

‘Il est peut-être plus sage de multiplier les lieux où l’on prend le temps, au détour d’un débat ou d’un problème, d’évoquer l’histoire de vie et les conditionnements dont chacun est le produit, sans se focaliser sur la dimension réflexive. Il y a tant d’attitudes et de façons de faire qui renvoient à la culture familiale ou au passé scolaire du stagiaire, que les occasions ne manquent pas de favoriser chez lui la prise de conscience de son « habitus réflexif ». (2001 : 62)’

Les différents pans de formation seront en permanence articulés et confrontés les uns aux autres : les activités de recueil des représentations sur les langues, leur statut, leur diffusion, leurs relations, sur l’enseignement et l’apprentissage, sur les cultures ; les mises en situation d’apprentissage ; les conceptions de séances de classe. C’est ce va-et-vient qui permet aux enseignants de transformer des savoirs en acte en connaissances conscientes, de modifier leurs habitus et de construire des pratiques.