Le retour non seulement réflexif, mais sensible, sur les langues et les cultures vécues par l’enseignant est utile à la réflexion sur le transfert de compétences et à la prise de confiance. Il va souvent de soi, pour l’enseignant, d’encourager l’élève à prendre appui sur ses compétences et ses connaissances, y compris lorsqu’elles ont été développées en dehors du cadre scolaire, pour l’éducation physique et sportive, le français langue-matière, la musique, l’histoire, et d’autres domaines. Il n’est est pas de même pour les langues. La présentation d’analyse et l’injonction auront peu d’impact sur cette conception. Reconnaître les langues et les cultures de l’élève sans enfermer celui-ci dans des contours qui seraient autant d’enfermements est une tâche complexe : l’enseignant peut être tenté de ne s’aventurer avec ses élèves que dans l’espace des savoirs académiques, pour les langues comme pour les cultures ; espace sécurisant, car il est maîtrisé par l’enseignant, comme en attestent ses qualifications. Ces savoirs sont agréés par l’institution et les programmes, partagés par la communauté enseignante. Comme tel, l’espace des savoirs scolaires devient l’un des constituants forts de l’identité de l’enseignant. Aborder les apprentissages en prenant en compte les cultures de l’élève, en reconnaissant des savoirs sociaux non attestés par l’école n’est pas seulement un geste technique. C’est une attitude, qui peut ébranler l’identité de l’enseignant au moment où il construit son identité professionnelle. Il lui sera difficile d’acquérir cette attitude sans une conscience de ses étayages intérieurs, parmi lesquels une relation sereine avec ses propres langues et cultures. Ce n’est que si l’enseignant perçoit les transferts de compétences que lui-même peut faire entre les langues de sa vie qu’il prendra conscience de possibles transferts pour les élèves. Ceci nous amène à inclure dans les formations, de manière systématique, des ateliers de découverte des langues et cultures des stagiaires, afin de prendre la mesure de la richesse culturelle et linguistique du groupe, de faire le point sur les stratégies plurilingues le plus souvent utilisées sans en avoir clairement conscience, ainsi que sur les liens entre l’affectif et le langage.
La première activité est généralement la découverte collective des langues parlées dans le cadre familial par les stagiaires, leurs parents et leurs grands-parents. Dans une deuxième étape, l’exploration de l’étymologie, de la formation, de la signification des patronymes et des toponymes ne sont pas seulement des activités métalinguistiques : elles permettent de prendre la mesure de la place du culturel et de l'affectif dans les langues, à partir de la référence à son propre vécu. Ces activités peuvent être transposées à la classe et donnent aux élèves comme aux stagiaires la possibilité d’évoquer les valeurs et les centres d’intérêt communs à la plupart des cultures. Découvrir l’origine et la signification de prénoms148 de différentes langues (dont ceux des stagiaires) est l’occasion d’aborder leur dimension affective, trans-générationnelle et identitaire. Les différents rapports phonie-graphie selon les langues seront évoqués, ainsi que l’impact pour une personne de la prononciation correcte de son prénom. Partir de toponymes, de noms et de prénoms des stagiaires est ce qui permet de passer de la connaissance culturelle et linguistique à la compétence interculturelle, via l’évocation et le partage des vécus individuels.
‘La valorisation du plurilinguisme dans l’effort de définir la classe comme un espace potentiellement plurilingue touche aussi des enjeux identitaires et la mise en place de nouveaux territoires d’apprenants, tout autant que de nouveaux territoires d’enseignants (Danièle Moore, 2006 : 203)’L’exploration linguistique et culturelle ne saurait cependant se limiter aux murs de l’institut de formation et au groupe de collègues stagiaires. Pour que les enseignants soient en mesure de convoquer les potentialités des élèves comme une ressource dans la classe, plusieurs éléments doivent être réunis, tissés ensemble : la connaissance du vécu des élèves, de l’environnement historique et sociologique dans lequel s’inscrit ce vécu, des situations de plurilinguisme et de leur impact sur les apprentissages, l’analyse des éléments du vécu des élèves qui peuvent être des ressources pour la classe de langue.
Un objectif de la formation sera de permettre aux enseignants de mettre en lien l’analyse du plurilinguisme lié aux migrations internes et externes, la perception de leur propre environnement, et l’usage qui en est possible dans la classe. La concertation entre les formateurs des différentes disciplines est donc un élément important de la formation. Nous ne développerons pas ici les contenus qui permettront aux enseignants, en formation, de connaître et de comprendre l’histoire des mouvements migratoires et leur réalité actuelle, car ils relèvent de la formation assurée par les historiens et les géographes et non par les linguistes ; il s’agit de l’importance des flux migratoires dans l’histoire des civilisations, de la conscience que la mondialisation migratoire s’inscrit dans le temps long de l’histoire, en dépit de sa récente accélération (Gildas Simon, 2007 : 136), de la connaissance réelle et non fantasmée des soldes migratoires, de l’analyse des différents types de migrations, et en particulier de l’impact des migrations internes sur les parcours familiaux et individuels. Nous constatons souvent chez les enseignants une oblitération de la mémoire des migrations internes familiales et une méconnaissance des similitudes entre les parcours de migration internes et externes. Ceci ne facilite pas leur observation et leur analyse du vécu des élèves migrants récents ou enfants d’immigrés.
L’enseignant, pour être en mesure d’accueillir les propositions des élèves, doit pouvoir repérer et analyser des composantes des langues abordées, en termes phonologiques, lexicaux, syntaxiques, sémantiques, culturels. La linguistique telle qu’elle est le plus souvent abordée revêt le grand avantage de permettre une réflexion métalinguistique. Elle donne les outils pour sortir d’une perception intuitive (« ça ne se dit pas »), pour objectiver les fonctionnements de la langue. Mais ces outils de description et de classification ont pu être confondus avec les réalités linguistiques et culturelles qu'ils décrivaient. Pour permettre aux enseignants de dépasser les classifications, il est essentiel d'aborder la notion de continuum des langues et des cultures, et d'étendre ainsi les territoires linguistiques et culturels explorés. Le rôle de la formation sera de permettre aux enseignants de confronter les pratiques langagières observables et quelques éléments de linguistique. Elle encouragera la réflexion métalinguistique et métacognitive par un retour sur leurs propres expériences langagières, pour mieux comprendre comment leurs connaissancesde différentes langues se sont nourries les unes des autres, comment les compétences linguistiques ne se développent pas de manière isolée dans chaque langue. Des notions de linguistique appliquée et de sociolinguistique seront également mises en regard de l’exploration, par les stagiaires, de leurs environnements linguistiques proches, familiaux, professionnels, urbains. En effet, la seule description des pratiques plurilingues des environnements de l’école se heurte fréquemment à l’incrédulité des stagiaires, tant les filtres que nous avons décrits plus haut sont importants. Ces explorations des réalités proches, vécues ou observées, permettront :
Nous encourageons les enseignants stagiaires à écouter leur environnement proche (famille, hall d’immeuble, commerces, marché, transports en commun, etc) et à y recueillir les traces de plurilinguisme, qui sont particulièrement audibles dans les zones urbaines à fort flux migratoire, permanent ou transitoire, mais qui le sont aussi en région rurale, même en dehors des périodes estivales, les fonctions de l'alternance codique, les variantes du français ou d’une autre langue qu’ils connaissent, la manière dont la règle linguistique peut se construire, par exemple en écoutant les prononciations les plus fréquentes de mots en langue étrangère, utilisés dans le quotidien (ex « sweet-shirt » en français au lieu de sweat-shirt). Dans un deuxième temps, les stagiaires sont invités à rassembler et à analyser, sur le temps de formation, cette cueillette plurilingue, et un certain nombre de notions de linguistique sont abordés à cette occasion.
Atelier de formation mis en place par Spomenka Alvir, Collaboratrice pédagogique du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, Lausanne.