2.5. L'évaluation de ces activités de formation

Ces ateliers de formation considèrent les langues dans leurs variétés et permettent d’introduire le débat sur trois éléments essentiels de toute langue : son contexte, les transformations au fil du temps, les interactions avec d’autres langues. Ils ont en commun plusieurs objectifs : proposer des activités proches de l’éveil aux langues, et permettre de concilier les identités langagières et culturelles des apprenants et les apprentissages linguistiques, encourager la réflexion des enseignants sur les compétences en langue(s) et sur leur évaluation, les amener à considérer les parcours d’apprentissage à partir de leur propre vécu, et à valider leurs différentes expériences langagières, valoriser la conscience de l’alternance codique et la réflexion métalangagière, plutôt que stigmatiser les interférences. Ces ateliers valorisent les compétences de médiation et d’attention à l’autre, utiles pour l’ensemble des gestes d’enseignement, quelle que soit la discipline enseignée. Ils sont en eux-même des activités de médiation à plusieurs titres : entre les contenus linguistiques et les tâches d'enseignement ; entre les parcours de vie linguistiques et culturels des enseignants et leur terrain professionnel ; entre les langues de l'école et celles des élèves.

Enfin, ces modes de formation parient sur les ressources locales, l’environnement proche et les biographies langagières, pour l’accès aux savoirs et le développement de compétences. Cette démarche de formation pourrait être analysée avec les outils de Validation des Acquis d’Expériences (VAE). Nous avons montré comment les compétences langagières n’étaient pas cloisonnées, dupliquées, développées séparément pour chaque langue, mais étaient au contraire en interaction, et comment le développement de compétences et de connaissances dans une langue avait des répercussions dans la maîtrise d’autres langues, à condition que le contexte offert reconnaisse et favorise ces interactions. Une démarche très proche, pour l’élève comme pour l’enseignant, de la validation des expériences et des acquis. Elle répond, comme d’ailleurs l’éveil aux langues et le portfolio des langues, aux critères de l’accompagnement de la validation des acquis : la validation et la valorisation des pratiques sociales, l’auto-évaluation à la fois comme moyen de rendre visible les acquis et comme « processus de formation et d’apprentissage » (Lainé, 2005 : 11). Les ateliers présentés différencient l’expérience et les acquis de l’expérience (Alex Lainé, 2005 : 22) : cela consiste, par exemple, à différencier la réussite d’un acte de communication, la verbalisation des actions et des stratégies qui ont été nécessaires pour cela, la formulation des compétences acquises. Ils permettent de « dépasser l’opacité de l’expérience » (ibid : 23) et participent de la formation didactique, en encourageant « la mise en mots de l’expérience » (ibid : 15), la verbalisation à la fois des actions et des compétences mobilisées.

L’évaluation de ces formations est ce qui peut répondre à notre seconde hypothèse, c’est-à-dire l’efficacité pour la transposition didactique de prendre appui sur les ressources locales. Cette évaluation peut être envisagée à court terme, à travers les productions des stagiaires en formation et leurs mises en œuvre pendant leurs stages, et sur le long terme, en recontactant les stagiaires quelques années plus tard et en faisant le point sur les apports de ces ateliers de formation. Nous n’avons pas pour l’instant fait d’évaluation sur le long terme, et les éléments que nous présentons dans ce qui suit sont recueillis « à chaud », pendant les formation, et ne peuvent donc constituer une évaluation très fiable. Pour autant, ils donnent des indications sur la réception de la formation par les stagiaires, sur les réflexions impulsées dans les groupes. Nous ne donnons pas ici les productions des stagiaires de manière exhaustive. Nous en présentons quelques exemples qui témoignent de la diversité à la fois des biographies langagières et culturelles et de la variété des créations faites dans le cadre de la formation.

Ces activités suscitent une forte motivation et une grande créativité, dont voici quelques exemples. Les ateliers d'écriture et d'éveil aux langues donnent lieu à des créations variées. Surtout, ils décrispent les plus hésitants, et débouchent sur des applications dans les classes, lors des stages.

L’exploration des langues de vie permet d’explorer les parcours migratoires sur trois, voire quatre générations, les variétés de langue et les langues présentes dans les environnements familiaux : dans un groupe de stagiaires de Turin (Italie), apparaissent l’italien aretine, celui de Toscane, mais aussi celui de Florence, le calabrais, le sicilien, le piémontais, le patois de Perloz, village du Val d’Aoste. Plusieurs groupes de stagiaires français distinguent le boulonais du ch’ti ou les variétés de l’occitan. Le souci de distinguer telle ou telle langue amène une meilleure compréhension des biographies langagières d’élèves qui parlent des variétés maghrébines de l’arabe, ou d’autres qui viennent de l’ancien empire soviétique mais dont les langues familiales ne sont pas le russe. Conduite depuis 2003 avec nos groupes de stagiaires à Bourg, Lyon et St-Etienne, cette activité nous a également donné un aperçu du recrutement des enseignants du premier degré : plus d’un tiers des groupes ont des parents ou des grands-parents arrivés de l’étranger mais aussi de zone rurale. Elle renseigne les enseignants sur la réalité du plurilinguisme, en particulier dans les grandes métropoles. Elle permet de mettre à jour des répertoires plurilingues actifs ou qui peuvent être réactivés. Le temps d’analyse de l’activité permet d’aborder les caractéristiques des compétences plurilingues, en particulier le fait qu’elles soient souvent déséquilibrées d’une langue à l’autre, et qu’elles s’exercent dans des registres et pour des fonctions différentes : les enseignants évoquent le rôle de langue cryptique ou d’affirmation de l’appartenance qu’ont certaines langues familiales. Il met en lumière le rôle et e statut des différentes langues dans les trajectoires et les réseaux sociaux des stagiaires (Moore, 2006 : 58-61).

Ce temps ouvre aussi une réflexion sur le capital culturel (Geneviève Zarate, 1997), sur le développement de compétences interculturelles grâce aux migrations, aux changements d’environnement, au contact avec un proche qui a lui-même vécu une migration, ainsi que sur les similitudes entre l’expérience de la migration interne et externe.

Les mots choisis pour le jeu du dictionnaire sont, pour une centaine de mots choisis par les stagiaires, des mots archaïques ou techniques, d’autres dans des parlers urbains de villes proches (Lyon, St-Etienne, Roanne, St-Chamond), des langues régionales proches (Beaujolais, Bresse, Loire et Haute-Loire) ou lointaines (Berry, Bourgogne, Bretagne, Cantal, Corrèze, Franche-Comté, Haute-Savoie, Isère, Jura, Normandie, Nord de la France, Provence, Réunion, Savoie, Sud-Ouest de la France), des variétés du français (argot), des langues étrangères (allemand, anglais, arabe, bambara, flamand, hongrois, italien, japonais, polonais, portugais, ukrainien, etc) : c’est l’occasion d’aborder la pluralité des cultures que chacun se construit lorsque les stagiaires expliquent leur lien à ces langues, lien qui peut être familial, amical, professionnel, dû à un loisir ou à une passion, etc.

Deviner le sens d’expressions données par les stagiaires amène plus souvent à se rapprocher d’un vécu intime à la langue. De nombreuses expressions, les stagiaires disent qu’ils ne les utilisent que dans la sphère privée. Cette activité permet aussi d’explorer les variantes de langues, les mondes convoqués par ces expressions, les différentes cultures des participants. Les langues étrangères sont présentes dans ces ateliers, soit grâce à la présence ponctuelle de stagiaires étrangers, soit lorsque les stagiaires français font part de leur expérience dans d’autres langues. Les stagiaires quittent pour le temps d’un atelier le français normé et professionnel du lieu de formation, langue partagée par tous, et découvrent les autres univers côtoyés par leurs collègues, à travers les expressions anglaise (purt’near pour quasiment) iséroise (tu as la carcavelle pour tu tousses), picarde (la wassing pour la serpillière), stéphanoise (s’éclafoirer pour tomber en miettes), et créent de courts textes à partir de ces expressions qu’ils viennent de découvrir. L’acte de création diminue le risque de rester dans la surprise et l’exotisme : il s’agit de s’approprier l’inconnu et d’en faire œuvre.

Marre de la carcavelle ?
Vous ne pouvez plus vivre avec elle ?
Essayez la médecine nouvelle
Avec son nouveau remède à base de cannelle.
Prochainement sur vos écrans,
Un film 100% picard
“Coup de wassing”
avec Isabelle Huppert
et Philippe Noiret.
A horse is purt’near a donkey,
A mouse is purt’near a rat,
A dolphin is purt’near a shark,
A dog is purt’near a wolf,
But a man is a man,
And a teacher is a teacher.

Il en est de même pour les créations à partir de la description d’objets culturels. Les écrits témoignent de l’investissement dans l’activité, les projections sont positives, et la découverte ultérieure de ce qu’est et signifie vraiment l’objet ouvre le débat plus que ne le ferait une information culturelle. Les écarts entre les descriptions d’un même objet et entre les créations à partir d’une même description permettent la réflexion sur signifiant-signifié, sur la difficulté à rendre compte du réel, sur les perceptions différentes et sur les multiples filtres entre perception-description-réception. Le charbon donné aux enfants dissipés par la Befana en Italie ou le smörkniv, couteau à beurre suédois, sont scrupuleusement décrits par les uns, descriptions qui inspirent les autres :

C’est noir, dur et rugueux, léger, diamètre 3cm/1, 5cm/1, 5cm, de forme irrégulière, avec des petits trous irréguliers, légèrement brillant, sans odeur, non sonore.
C’est un objet noir, difforme, rugueux, poreux, lourd pour sa petite taille, qui s’effrite.
Pierre de lave, pierre de lune
Mystérieuses et rugueuses
Tombées du ciel
Noires
Des entrailles apparues.
Lave de pierre, pierre de lune,
Lune de lave, noir de lune
Brillantes et légères
Minuscules particules
Mystérieuses et poreuses.
D’où viens-tu ?
Silencieuse.
Fait divers : Hier, aux environs de 23 heures, Monsieur Ducailloux fut réveillé par un énorme vacarme. Un objet noir, difforme, rugueux, poreux, lourd pour sa petite taille se trouvait dans son salon. Il remarqua immédiatement le trou provoqué par ce météorite dans son toit.

L’attrape-fiancé mexicain est décrit comme un « objet long tressé, large, ouvert et creux à la base ; en rotin coloré, il se prolonge par une torsade souple de couleur naturelle », ce qui inspire :

‘Boarding announcement : Excuse me, ladies and gentlemen. We wish to advise all passengers that the following items are strictly prohibited from your hand luggage : scissors, freezers and all other sharp objects, aerosols, insecticides and all inflammable substances, all food items except sealed or tinned products, all long plaited wide open objects hollow at the base, made of coloured wicker, especially if extended by a supple screw in a natural colour, fire arms, all Nana Mouscouri CD’s. Please dispose of the above mentioned items before boarding in the bins provided. Thank you and have a pleasant flight. ’

Le furoshiki, étoffe à motifs qui au Japon sert à envelopper un cadeau, est décrit comme un « objet rectangulaire fin violet à fleur roses, bleues, vertes, blanches, malléable », et devient un mot tel qu’on pourrait le trouver dans la boîte à messages d’une classe :

‘« On ma voller ma gome jeudi matin. Elle est violète avec des fleur rose et bleu et verte et blanche. Sa fait la troisieme qu’on me pique. Maintenant faut me la rendre ».’

Le couvre-tasse utilisé en Italie est un objet simple mais difficile à décrire si l’on respecte la consigne : ne pas nommer, ne pas interpréter, ne rendre compte que des éléments perçus.

‘On peut voir sa réflexion ; c’est fabriqué en métal et en plastique, c’est en deux parties, une en métal et l’autre en plastique. Ce n’est pas un objet tout seul, c’est pour garder les choses en place, c’est un cercle, le diamètre est de 6 cm, c’est utilisé pour cuisiner ou manger.
C’est un disque métallique brillant avec un appendice en plastique noir.’

Ce qui inspire une publicité ou un fait divers :

Do you like to see your reflection in your kitchenware? Do you like to keep things in their place ?Do you need help with cooking and eating ? If so you need this round, small, plastic and metal mystery object, to complete your set.
Hier, en fin de soirée, Mr O’Hara s’est présenté à la gendarmerie de St-James, bouleversé par l’apparition dont il venait d’être le témoin. En effet, alors qu’il regagnait son domicile par le chemin vicinal 12, son attention fut attirée par un halo lumineux d’origine inconnue. S’approchant prudemment, quelle n’a pas été sa surprise de découvrir « un disque métallique brillant avec un appendice en plastique noir ». Il entendit très distinctement une voix métallique lui souhaiter la bienvenue. Mr O’Hara a également précisé aux gendarmes qu’il se prénommait Patrick et qu’il sortait du pub où il avait passé la soirée avec quelques amis. Après s’être rendus sur les lieux, les gendarmes n’ont pu que constater l’inexistence de l’objet.’

Le débat qui suit le moment autour des mots préférés, dans différentes langues, amène les stagiaires à évoquer les sonorités, une idée ou un concept important (libertad ou holidays..), l’impression que ce mot dans cette langue en cours d’apprentissage exprime mieux ce que l’apprenant pense ou ressent que le mot dans sa langue maternelle, l’évocation d’un plaisir, d’une expérience personnelle positive. Mais c’est aussi le prétexte à analyser d’un point de vue didactique l’intérêt d’introduire une relation positive à la langue ; de favoriser la mémorisation des mots que l’on aime ; de créer une première expérience relationnelle authentique liée à cette langue : « je me rappelle, dit un élève de CM1 lorsque cette activité y est mise en place, c’est le mot de Thomas ». Le lexique de la langue étrangère devient moins étranger, plus authentique car lié aux personnes avec lesquelles on vit le temps de classe.

Les Mises en Situation d’Apprentissage dans des langues des stagiaires sont particulièrement fécondes : dans un groupe, trois stagiaires découvrent qu’elles connaissent trois langues signées différentes, en raison du vécu familial de l’une d’entre elles et du parcours professionnel des deux autres ; elles racontent aux stagiaires la même histoire, simultanément, dans les trois langues signées. Deux stagiaires présentent les similarités des nombres en hébreu et en arabe, deux langues qui font partie de leur vécu familial. Plusieurs enseignants stagiaires s’adressent à des membres de leur famille : pour l’occasion, une grand-mère écrit une histoire en provençal que sa petite-fille, professeur des écoles stagiaire, raconte à ses collègues ; un oncle normand donne à son neveu des extraits de l’almanach qu’il collecte depuis plusieurs années ; une stagiaire fait travailler la compréhension du breton à l’aide de l’enregistrement d’un album par son père. La réception par leurs pairs est marquée par une très grande qualité d’écoute, par le respect et par un vif intérêt. Lors d’entretiens quelques semaines plus tard avec les stagiaires qui ont conduit ces moments d’initiation à l’une de leurs langues, ils expriment avoir été surpris à la fois par l’implication immédiate et forte des membres de leur famille et par l’attitude très positive de leurs collègues : « c’est une expérience tellement riche que ça reste ancré dans mon vécu » dit l’un d’entre eux.

Ces témoignages ne constituent pas une évaluation suffisamment fiable de l’impact dans les classes de ces formations. Nous envisageons des modalités plus structurées : la confrontation de l’enseignant stagiaire à l’enregistrement vidéo de la séance pourrait être l’un des dispositifs.