Conclusion

Notre question de départ était celle de la transposition didactique, du trajet des savoirs sur les compétences plurilingues depuis les laboratoires de recherche jusqu’aux classes de l’école primaire. Dans ce trajet, l’enseignant pouvait apparaître comme « le maillon faible », celui qui ne faisait pas le lien entre les répertoires plurilingues et les nouveaux apprentissages linguistiques. Nos observations lors de visites de classe et de formation ont en partie seulement confirmé cette image : les enseignants que nous avons côtoyés dans le cadre professionnel mettent en place peu de dispositifs qui puissent encourager le développement de compétences plurilingues. Mais rien dans leurs propos n’indique que cela soit un choix didactique délibéré. Il nous a donc fallu, avant de proposer à ces enseignants de modifier leurs habitudes, éclairer l’environnement et les causes possibles de leur fréquente ignorance des répertoires plurilingues.

Le sujet plurilingue et homme de plusieurs de cultures a longtemps été jugé hors contexte et à l’aune d’une fiction (du locuteur idéal ou du parfait bilingue), avant d’être évalué dans sa capacité à utiliser un répertoire pluriel selon son environnement et selon sa trajectoire. Mais les frontières tracées entre langues, cultures ou états-nations ont été allègrement franchies par les individus bien avant d’être remises en question par le chercheur. La nouveauté n’est pas dans les pratiques de bricolage linguistique, de pluriculturalisme et de nomadisme mais dans la capacité du chercheur à les identifier et à les valider. L’occultation des contacts de langue et des pratiques plurilingues a amené à croire, à tort, qu’on entrait dans une langue uniquement de manière déclarée et quasi-officielle, soit par l’arrivée dans l’aire des ses locuteurs soit par l’entrée dans un programme d’enseignement ; en réalité, les échanges entre locuteurs de langue différente, mais également les contacts avec les langues seules sous différentes formes et dans différents supports, amènent les futurs élèves à des rencontres multiples avec des univers linguistiques différents. De même, les entrées dans les univers culturels sont-elles multiples, souvent non conscientes, et à des degrés divers.

L’exploration des savoirs savants sur les compétences plurilingues et interculturelles laisse apparaître que les savoirs spécifiques dont nous attendons le traitement dans la classe de langue ne sont pas nés seulement de la linguistique et de la didactique des langues, mais d’un grand nombre de travaux dans différentes disciplines (sociologie, ethnologie, anthropologie, histoire). Ceci est dû autant à la thématique abordée qu’à l’émergence de nouvelles méthodologies. La thématique, car les rencontres linguistiques et interculturelles sont souvent le fait de la mobilité, qui s’inscrit dans l’histoire de la colonisation, des indépendances et de la mondialisation. Les méthodologies, car les sciences humaines, depuis qu’elles ont gagné leur légitimité, n’ont plus nécessité à cloisonner leurs travaux, et aussi parce que la lecture du monde ne se fait plus nécessairement, nous l’avons vu dans notre première partie, en morcelant et en catégorisant l’objet de la connaissance.

Il aura fallu plus d’un siècle pour passer d’une linguistique qui ajuste les réalités linguistiques à des modèles théoriques à une sociolinguistique qui s’efforce de rendre compte du réel dans sa complexité, et intègre dans ses observations les contextes, les variantes et les différentes situations de plurilinguisme. A peu près le même temps a été nécessaire pour réussir à observer les comportements culturels sans les cloisonner, et pour concevoir qu’un parcours migratoire ne comportait pas nécessairement un seul départ, une seule arrivée et une assimilation. Après avoir catégorisé et tracé des contours, observé les interactions et le contexte pour déterminer des processus, les savoirs sur les pratiques plurilingues, culturelles et migratoires construisent des analyses dynamiques centrées sur le sujet. Ils privilégient moins la description de systèmes que l’étude des compétences nécessaires pour manier les outils linguistiques et culturels et pour passer d’un environnement à un autre. En cela, ils sont convergence avec les savoirs sociaux. Les trois études que nous avons faites auprès d’enfants hors cadre scolaire, à l’école maternelle et primaire montrent que le recueil des répertoires plurilingues et culturels des enfants, la validation et le traitement de ces répertoires peuvent se faire sans dispositifs complexes, et que réceptivité au plurilinguisme et économie de moyens peuvent aller de pair. Les obstacles à la transposition dans la classe des savoirs sur les compétences plurilingues ne relèvent pas de causes telles que le coût financier, le temps, le nombre d’élèves. Ils posent la question, par contre, de la perception des élèves par les enseignants, des filtres entre les réalités plurilingues et leur regard.

Plusieurs passages obligés des savoirs vers la classe s’avèrent être moins des tremplins que des filtres. Les orientations politiques et les outils pour l’enseignement des institutions européennes (Conseil de l’Europe et union européenne) sont indéniablement un moteur pour la visibilité et la promotion du plurilinguisme et de la diversité culturelle, mais la cohérence entre les discours n’est pas toujours au rendez-vous, et les outils pour prendre la mesure des pratiques plurilingues ne permettent pas vraiment de le faire. Les directives de l’éducation nationales ne définissent pas les grandes lignes d’une didactique de la pluralité des langues et des cultures, ne proposent pas à l’élève un parcours qui puisse valider et développer ses compétences plurilingues. Les manuels d’histoire et de langue du lycée, qui participent de la représentation des enseignants du primaire sur la composante linguistique et culturelle passée et présente des peuples, tendent à occulter les pratiques plurilingues, et en ce qui concerne les manuels de langue, ne misent pas sur les stratégies plurilingues. Quant aux manuels de langues de l’école primaire, leur conception reste très largement binaire, opposant deux langues-culturels, l’une source, l’autre cible. Les stratégies plurilingues n’y sont pas suffisamment valorisées. L’analyse de ces éléments de la formation suivie au lycée par les enseignants, des descriptions institutionnelles et des outils mis à disposition fait apparaître plusieurs filtres qui rendent difficile la transposition des savoirs.

L’analyse de mémoires professionnels, d’entretiens et de questionnaires auxquels ont répondu des enseignants laisse apparaître des attitudes vis-à-vis des répertories plurilingues qui font écho à ce que nous avons noté à propos des textes institutionnels et des manuels : les enseignants prennent peu en considération les répertoires plurilingues et pluriculturels de leurs élèves. Il s’agit moins d’un choix délibéré que d’une ignorance ou d’une prise de conscience partielle : le plus souvent les seules langues repérées et traitées en classe sont celles du répertoire scolaire.

La transposition des savoirs savants et sociaux implique d’accueillir les répertoires et les stratégies plurilingues et pluriculturels des élèves pour leur permettre de développer leurs compétences et de construire des apprentissages. Ce qui revient à inviter des savoirs sociaux acquis en milieu informel, lors de mobilités, de migrations, d’évènements en lien avec l’histoire et l’économie dans ce qu’elles peuvent avoir de stimulant et dérangeant pour les enseignants. Aussi la compréhension des savoirs historiques et sociologiques convoqués par la question des compétences plurilingues dans la classe ne peut se réduire à systématiser des activités d’éveil aux langues sur un temps limité de la semaine de classe.

L’observation d’un environnement qui ne favorise pas la transposition, ainsi que de pratiques enseignantes qui révèlent une absence non seulement de la prise en compte mais aussi de la perception des potentialités langagières et culturelles des élèves nous ont amenée à notre seconde hypothèse : pour agir à la fois sur la perception des enseignants, sur les filtres à la transposition et sur la construction de nouveaux gestes professionnels, peut-on envisager de partir du local, c’est-à-dire des ressources des enseignants et de leur environnement ?

Nos premières suggestions concernent l’organisation de l’enseignement. Les propositions suivantes concernent la formation. C’est là véritablement que nous pouvons mettre à l’épreuve notre hypothèse. Nous avons conçu et mis en place des ateliers de formation à partir d’éléments de la biographie langagière des enseignants stagiaires. Ces moments de formation amènent à une nouvelle lecture de leurs répertoires personnels ainsi que de leur environnement proche. Ce sont des éléments de ces répertoires plurilingues et culturels des enseignants qui servent de matériaux aux activités d’éveil aux langues et aux ateliers d’écriture. Notre objectif est double : la prise de conscience des potentialités langagières et culturelles dans les lieux de formation d’enseignants comme dans les classes ; la construction d’outils d’enseignement à partir de ces ressources locales. Sans que nous ayons été pour l’instant en mesure de mettre en place une évaluation systématique des impacts de ces formations sur les pratiques de classe, nous avons déjà pu recueillir des indicateurs de réception positive à travers les productions des stagiaires, leurs témoignages, et la manière dont ils se sont appropriés les temps de formation proposés.

Ouvrir la classe aux langues et aux cultures des élèves et leur donner un rôle dans les apprentissages n’est ni recueillir des informations aux fins de données statistiques, ni opérer un marquage identitaire, mais les considérer comme des expériences de vie qui sont autant de ressources d’apprentissage. L’analyse de plusieurs éléments de l’environnement de l’enseignant et de quelques-uns de ses gestes et discours professionnels amène à constater plusieurs clivages : clivage entre sa biographie langagière et ses conceptions ; sentiment de contradiction entre ces conceptions, qui s’accordent à la perception de ce qu’est la mission de l’enseignant dans l’école républicaine, et de nouvelles conceptions d’une citoyenneté plurielle. Ces conceptions sont autant de filtres de sa perception du réel et l’amènent souvent à nier l’évidence suivante : le plurilinguisme n’est pas une maladie dangereuse, ce n’est même pas une maladie du tout. Pour permettre le déclivage, la formation peut inviter à explorer les facettes multiples de la biographie langagière.

Nous avons repéré, tout au long de ce travail, des obstacles que rencontre l'enseignant dans son environnement, et des blocages internes qui nous amènent loin de simples problèmes techniques : Longtemps, et encore aujourd’hui, la stratégie fut de penser que le déni des langues et des cultures des élèves permettait de résoudre la question des différences dans la classe. Les quelques propositions de formation que nous venons d’évoquer ont une autre orientation : elles ne font pas l’économie d’une réflexion sur les rapports entre naissance, langue, culture, nationalité et citoyenneté, entre identité et apprentissage ; elles peuvent déboucher sur la création d’outils pour l’enseignant et lui permettre à la fois la compréhension des apprentissages linguistiques et l’action sur le développement des compétences plurilingues et interculturelles des élèves. Elles ne prennent pas seulement en compte les savoirs savants sur les langues, les cultures et les migrations en termes de contenus, mais elles intègrent l’approche adoptée pour l’élaboration de ces savoirs : la priorité est donnée à l’action des sujets sur leurs répertoires pluriels et évolutifs. En cela, la didactique plurilingue est moins une nouvelle discipline qu’une démarche. Régine-Delamotte-Legrand a souligné la dimension éthique d’une « éducation à la variation langagière et culturelle » (1997 :108) :

‘L’identité langagière ne s’enseigne pas, elle se constate dans sa diversité et sa richesse. Construite avant et parallèlement à l’institution, elle ne peut qu’être refusée ou acceptée, respectée ou dénigrée. Ce que l’école peut faire, en revanche, c’est pratiquer la co-reconnaissance en tenant compte de ces réalités multiples (107). ’

Dans le cadre de la formation, nous essayons de pratiquer cette « co-reconnaissance » des réalités plurilingues et culturelles des enseignants, afin qu’ils soient en mesure de faire de même avec les élèves.